Coordination des Libertaires de l’Ain

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Une catastrophe

mardi 10 février 2015, par Gia

Ricardo Flores Magón :Una catástrofe (Regeneración numéro 72 du 13 janvier 1912).
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Gia.

« Moi, je ne me tue pas pour que d’autres vivent ! », proclama Pedro, le mineur, tandis que Juan lui tendait un exemplaire du journal Regeneración, empli de détails sur le mouvement révolutionnaire mexicain. « J’ai une famille et je serais bien bête de présenter ma poitrine aux balles des fédéraux », poursuivit-il.

Juan accueillit sans surprise la réaction de Pedro : beaucoup répondaient comme lui. Certains même tentaient de le frapper lorsqu’il leur disait qu’il y avait des endroits où les peones avaient renvoyé leurs patrons et s’étaient rendus maîtres de leurs haciendas. Plusieurs jours passèrent ; Juan, après avoir acheté une bonne carabine et une provision de cartouches, se réfugia dans la montagne, où il pensait retrouver des rebelles. Il ne s’inquiétait pas de savoir à quel groupe ils appartenaient, ni quels idéaux défendaient ces révolutionnaires. Il savait qu’ils faisaient partie des siens, de ceux qui brandissent le drapeau rouge pour fortifier leur espoir de fonder une autre société, dans laquelle chacun serait son propre maître sans être le bourreau des autres ; il s’unirait à eux, augmenterait le nombre des combattants et le nombre des cerveaux dans cette œuvre rédemptrice, qui avait besoin de fusils, mais aussi de cerveaux capables d’éclairer d’autres cerveaux et de cœurs capables d’enflammer d’autres cœurs. Et si ceux qui rôdaient dans les parages n’étaient pas des siens, peu lui importait. Il les rejoindrait malgré tout car il considérait que c’était un devoir libertaire de se mêler à ses frères inconscients et de les convaincre des droits du prolétariat.

Un jour, les femmes de mineurs se bousculèrent à la porte de la mine. Un éboulement avait obstrué une des galeries, laissant plus de cinquante travailleurs coupés du monde extérieur. Pedro était parmi eux et, comme les autres, sans espoir d’échapper à la mort. Dans les ténèbres, le pauvre peon pensait à sa famille. Ce qui l’attendait, lui, c’était une agonie épouvantable, sans eau et sans nourriture. Cependant, au bout de quelques jours, il entrerait enfin dans le repos de la mort. Mais sa famille ? Que deviendraient sa femme et ses enfants, encore si petits ? Il songeait alors, avec rage, à la stérilité de son sacrifice et reconnaissait tardivement que Juan, l’anarchiste, avait raison quand, en lui montrant Regeneración, il lui parlait avec enthousiasme de la révolution sociale, de la nécessaire lutte des classes, indispensable pour que tous puissent avoir un morceau de pain, pour que disparaissent à jamais le crime, la prostitution et la misère. Le pauvre mineur se rappelait alors cette phrase cruelle qu’il avait jetée, comme un crachat, au visage de son ami Juan : « Moi, je ne me tue pas pour que d’autres vivent ! ».

Voilà ce que pensait ce mineur, enterré vivant pour avoir travaillé à engraisser les bourgeois, propriétaires de la mine. Pendant ce temps, les femmes en pleurs se tordaient les mains et demandaient à grand cris qu’on leur rende leurs maris, leurs frères, leurs fils, leurs pères. Des groupes de volontaires se présentèrent au gérant pour demander l’autorisation de secourir ces malheureux êtres humains qu’attendait au fond de la mine une mort lente, horrible, dans les tourments de la faim et de la soif. Les travaux de secours commencèrent. Mais comme ils avançaient lentement ! De plus, était-il certain que les mineurs étaient encore vivants ? Tous se rappelaient que les bourgeois, afin d’obtenir de meilleurs profits ne fournissaient pas suffisamment de bois pour soutenir les galeries. Et, justement, cette galerie dans laquelle était survenue la catastrophe était la moins bien étayée. Malgré cela, des hommes de bonne volonté se relayaient jour et nuit. Les familles des victimes, dans la misère, ne recevaient même pas une poignée de maïs pour faire quelques tortillas bien que leurs maris, leurs fils et leurs pères aient gagné le salaire de plusieurs semaines de travail.

Voilà quarante huit heures que la catastrophe avait eu lieu. Dehors, le soleil éclairait le désespoir des familles de mineurs tandis que, dans les entrailles de la terre, l’horrible tragédie en était à son dernier acte. Rendus fous par la soif, possédés par un désespoir sauvage, les mineurs au cerveau le plus fragile frappaient furieusement la roche avec leurs pics, pour tomber prostrés quelques minutes plus tard, certains pour ne plus jamais se relever. Pedro pensait... Comme Juan devait être heureux en ce moment, libre comme tout homme qui tient un fusil entre ses mains, satisfait comme tout homme qui a un idéal et combat pour lui ! En ce moment, Juan luttait probablement contre les soldats de l’Autorité, du Capital et du Clergé, contre ces bourreaux qui, pour ne pas voir diminuer leurs profits étaient coupables de sa situation d’enterré vivant. Alors, lui venaient des accès de fureur contre les capitalistes qui sucent le sang des pauvres ; alors il se souvenait des discours de Juan qui lui avaient toujours semblé si ennuyeux mais dont il reconnaissait maintenant toute la valeur. Il se rappelait le jour où Juan, tout en roulant une cigarette, lui avait parlé du nombre effrayant de victimes rejetées chaque année par l’industrie dans tous les pays. Il s’efforçait de lui démontrer qu’il meurt plus d’êtres humains du fait des déraillements, des naufrages, des incendies, des effondrements dans les mines, d’une infinité d’accidents du travail que pendant la révolution la plus sanglante, sans compter les milliers et milliers de personnes qui meurent d’anémie, d’excès de travail, de malnutrition, de maladies contractées à cause des mauvaises conditions d’hygiène des habitations des pauvres et de celles des usines, des ateliers, des fonderies, des mines et autres lieux d’exploitation. Et Pedro se rappelait aussi avec quel mépris il avait écouté Juan, avec quelle brutalité il l’avait rejeté quand ce militant lui proposait d’envoyer une obole, aussi minime soit-elle, à la junte révolutionnaire qui œuvrait pour la liberté économique, politique et sociale de la classe laborieuse. Il se rappelait avoir répondu à Juan : « Je ne suis pas si couillon pour donner mon argent ; je préfère le boire ! » Et, maintenant, une sorte de remords lui torturait le cœur ; dans l’angoisse de l’instant, avec cette lucidité qui survient dans les moments les plus critiques, il se disait qu’il aurait été préférable de mourir en défendant sa classe plutôt que de subir cette mort obscure et odieuse. Tout cela pour engraisser une bourgeoisie insatiable ! Il imaginait Juan, l’arme à la main, repoussant les charges des sbires de la tyrannie. Il l’imaginait, rayonnant de joie et d’enthousiasme, levant entre ses poings l’enseigne sacrée des opprimés, le drapeau rouge ; ou encore, magnifique, cheveux au vent, au cœur de la mêlée, jetant des bâtons de dynamite contre les tranchées ennemies ; il le voyait encore, à la tête d’un groupe valeureux arrivant dans une hacienda et disant aux peones : « Prenez tout et travaillez pour vous mêmes et non comme des bêtes de somme ! » Et le pauvre Pedro enviait la vie de Juan, dont il comprenait maintenant qu’elle était féconde. Mais il était trop tard : même s’il lui restait encore un souffle de vie, il était mort pour le monde.

Quinze jours ont passé depuis la catastrophe. Les sauveteurs, découragés, ont abandonné leurs recherches. Les proches des mineurs ont dû quitter le camp car ils ne pouvaient payer les loyers de leurs taudis. Quelques unes des filles, des sœurs et même des veuves de mineurs vendaient des baisers dans les tavernes pour une bouchée de pain... Le fils aîné de Pedro se retrouva en prison car il s’était emparé de quelques planches dans la cour de l’entreprise, afin de réchauffer un peu le galetas où sa mère gisait à même le sol, malade depuis le choc moral qu’elle avait subi. Tous les proches des victimes étaient allés au bureau pour réclamer le solde des leurs, mais ils ne reçurent pas même un centime. On leur produisit des comptes alambiqués et il en résulta que les morts étaient débiteurs. Comme les familles pauvres n’avaient pas les moyens de payer le loyer de leurs logements, par une belle et splendide journée (car la nature est indifférente aux misères humaines), alors que le soleil brisait ses rayons sur l’étang et que les oiseaux, ne connaissant pas de patron, travaillaient à leur compte, pourchassaient les insectes pour eux mêmes et leur progéniture - un jour superbe donc- un représentant de l’Autorité, vêtu de noir comme un vautour et accompagné de flics armés, alla de maison en maison, jetant tous ces pauvres gens à la rue, au nom de la Loi et au profit du Capital.
Voilà comment le Capital récompense ceux qui se sacrifient pour lui.