Technique vs technologie.

Mai 2015
dimanche 28 février 2016
par  Julien

Je souhaiterais par ces quelques mots tenter de clarifier pour moi-même, et peut-être pour qui veut bien me suivre dans ce texte, la notion de « technologie ».
Commençant ce texte à brûle-pourpoint, je crois néanmoins savoir qu’une autre notion interviendra rapidement, celle de « technique », en espérant que les sens dégagés de ces deux mots s’enrichiront mutuellement en se croisant. L’espoir fait vivre.

En s’attaquant de telle sorte à de grandes notions que j’imagine longuement débattues au cours de l’histoire des idées, on pourrait en déduire que l’auteur de ces lignes a épuisé toutes les références concernant ces sujets, de Marcuse à Hegel en passant par, qui sait (pas moi), Platon ou Héraclite.

Il n’en est rien.

J’ai entendu parler de ces gens, et peut-être lu quelques phrases de leurs œuvres, toutes plus dignes d’intérêt les unes que les autres. Mais, présentement, je préférerais aborder ce sujet tel un navigateur qui aurait perdu son GPS, ne conservant qu’un vieux sextant et son sens marin.

S’affranchir de tout maître à penser. Pourrait-ce être là une démarche libertaire ?

« C’est l’Homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d’hommes et connut leur esprit, Celui qui, sur les mers, passa par tant d’angoisses, en luttant pour survivre et ramener ses gens (1) »…

Le temps d’Homère, il y a plus de deux mille sept cents ans.

Avait-on, à cette époque, une opinion quant à la possibilité d’intégrer des nanoparticules d’argent dans des paires de chaussettes pour qu’elles sentent bon ?
Les brebis courant de la Thrace à l’Épire étaient-elles correctement identifiées à l’aide d’une boucle munie d’une puce électronique RFID (2) ?

Devait-on craindre que le moindre séisme mal placé déclenche une pollution en chaîne et massive d’éléments radio-actifs mortels dans l’air et l’eau sur l’échelle d’un continent ?

Un capitaine de rafiot plus bourré qu’un autre avait-il l’opportunité de ruiner la production halieutique de toute une région côtière, tout en pratiquant un ornithocide méticuleux des oiseaux limicoles, par le simple et accidentel largage du contenu de sa marchandise ?

Le poids du boson de Higgs valait-il son pesant d’olives noires ?

Une étude approfondie des Hellènes et de leur organisation au temps d’Homère nous inciterait à mesurer tout propos du genre comparatif entre les époques, car le chrono-centrisme est un écueil. Et nous saisirions ainsi bien des nuances sur ce qu’était l’être humain dans ce contexte particulier, c’est à dire quelque chose d’incomparable avec, par exemple, l’actuelLE et anonyme abonnéE de TV magazine.

Cela dit, même sans cette étude approfondie, on peut répondre facilement « non ! » au chapelet de questions sus-citées.

Les chaussettes, si elles existaient et garnissaient quelques cothurnes, étaient faites de la laine de brebis auxquelles on n’imaginait même pas coller un numéro où que ce soit.

Si la bougie faite de cire d’abeilles ou la mèche trempée d’huile illuminait les soirées, le naufrage d’un vaisseau de commerce au large du Péloponnèse n’intéressait que son faible équipage et les quelques daurades en indigestion, après la marée verte provoquée par la centaine d’amphores d’une huile d’olive que je goûterais aujourd’hui volontiers, même en nageant.

C’est par cette provocation que je veux introduire une réflexion sur ces deux notions que sont la technique et la technologie. Car il paraît impossible d’écrire aujourd’hui un texte qui ne suinte pas la révolte, quand l’on ressent, depuis ce désastre permanent que fut le 20ème siècle, le pouvoir éminemment destructif et mortifère des applications technologiques, de Hiroshima à Monsanto.

Voici une définition admise du mot « technique », comme nom féminin : Ensemble des procédés et des méthodes d’un art, d’un métier, d’une industrie (3). Étymologiquement, « technique » vient du grec « technè » qui signifie production ou fabrication matérielle.

Et maintenant celle du mot « technologie » : Ensemble de savoirs et de pratiques, fondé sur des principes scientifiques, dans un domaine technique (4). La racine grecque à l’origine de ce mot désigne quant à elle un traité ou une dissertation sur un art (« tekhnologia »).

Comme il est souvent le cas dans les définitions des dictionnaires, plusieurs sens sont possibles pour de mêmes mots, surtout pour ce genre de mot, à champ relativement large. Mais c’est à dessein que j’ai choisi ces deux-là car elles correspondent à l’image traditionnelle que l’on peut se faire de ces deux mots, image que je souhaite ici développer. La technique serait une base, une pâte, un levain originel, des mémoires de gestes, et la technologie une exploitation de ce levain à des fins d’efficience.

Je m’explique. Comme la définition le suppute, en parlant notamment d’artisanat, la technique est héritée de savoirs qui se contentent d’une transmission qui peut être simplement orale et dénuée de toute théorie, comme on l’entend dans le sens scientifique. Un forgeron au VIIIème siècle parvient à des résultats très satisfaisants en appliquant de bons gestes qui lui ont été transmis par d’autres, alors qu’il ne sait ni lire, ni écrire, ni compter. On peut donc ici parler de technique, comme on peut en parler dans moult domaines, de la pêche à la mouche à la pratique du bandonéon.
Le mot « technologie » nous embarque presque dans une autre dimension. La définition du dictionnaire parle très rapidement d’une démarche scientifique. Pourquoi ? Cette démarche permet qu’à aucun moment ne s’immisce l’erreur, l’hésitation, l’humeur, l’émotion. Elle rationalise l’intégralité des processus jusqu’à la possibilité de répétition instantanée, automatique, de ce que sont à l’origine des gestes. La technologie ne réfléchit plus comme art, mais pense productivité (pour personnaliser cette diabolique notion). Elle n’a plus besoin d’artisans, mais d’agents qui appliquent des directives, de soldats. Surtout elle n’existe plus par l’action d’une personne ou d’un groupe restreint de personnes, mais elle s’insère dans un système, où chaque individu qui l’utilise ne fait qu’accroître sa dépendance à ce même système, jusqu’à sa finalité la plus aboutie où l’on peut considérer qu’elle est le système.

Nous venons donc d’évoquer les définitions admises de ces deux mots, et de développer un commentaire pour tenter d’appréhender ces deux notions pour ce qu’elles représentent, comme charge imaginaire mais aussi comme sens courant pour tout un chacun.

Contentons-nous maintenant de les contextualiser dans l’histoire et l’actualité des sociétés humaines.

La technique est aussi âgée que les premiers hominidés, elle est partie intégrante de l’histoire humaine. Dès le premier bout de bois ou autre caillou empoigné, que ce soit pour tanner une peau, creuser, ou défoncer le crâne de son voisin, on peut parler de savoir-faire et donc de technique. Il y a un gouffre énorme entre ce type d’exemples et l’art pratiqué par Vinci pour peindre sa Joconde, mais on est sur un même mouvement qui va vers un raffinement toujours plus marqué. La technique concerne tous les champs possibles des sociétés humaines, de la médecine à la guerre, en passant par l’art, l’agriculture, la charpente, l’architecture, les jeux, la lutherie, le dressage, la politique,.. difficile de boucler une telle liste.

Il est donc malaisé de percevoir le moment et l’endroit où ce concept bascule, où ce qui n’est qu’un moyen pour obtenir un résultat tangible glisse subrepticement vers ce qui s’apparente à n’être une fin que pour soi-même. Où donc on s’approche de ce que signifie le mot « technologie », selon les termes que l’on accorde à ce concept depuis le début de cette dissertation.

Il arrive un moment où la technique sort de son rôle. Elle devient l’objet unique de sa propre existence de concept, et en quelque sorte travaille sur elle-même. La technique de la technique deviendra ce qu’on appellera « technologie », et de ce moment particulier jaillira une évolution explosive de certaines sociétés humaines. Nous pouvons apparenter ce moment à ce qu’on appelle le début de l’ère industrielle dans les sociétés dites occidentales de la fin du XVIIIème siècle (en ce qui concerne l’Angleterre). C’est le développement exponentiel des sciences, et notamment de la chimie et de la physique, allié à ce que la technique avait de plus avancé, qui a permis une telle explosion. Pour utiliser une légende grecque (encore eux !), on avait ouvert la boîte de Pandore : Le moteur à explosion, la production d’électricité, ces phénomènes dont on comprend encore aujourd’hui qu’ils puissent avoir été considérés comme magiques, vont révolutionner la façon de concevoir des objets, et de les utiliser.

Quand on marie une telle puissance de feu à un développement économique de type capitaliste (donc avec frénésie de l’accumulation), on obtient, je crois, ce qui s’apparente le plus à ce dans quoi on vit aujourd’hui : une société relativement flippante.

Mais trêve de commentaires pessimistes !

Revenons à cette technique qui fonde l’histoire des humainEs. Beaucoup d’exemples semblent nous montrer que la différence entre ces deux moments de la technique, et donc entre la technique et la technologie, tient du fait que l’une nous libère et que l’autre nous asservit.

On est libéré par une technique quand elle nous permet d’obtenir un résultat consistant. Une courge par exemple : si je plante la graine de cette cucurbitacée contre une falaise plein nord dans une terre drainante et pauvre en matière organique, je ne mets aucune chance de mon côté, et le résultat n’est pas là car je n’ai pas la technique du jardinage. Donc j’ai faim, donc je vais au supermarché. Si par hasard j’ai ouï dire que ce légume préfère s’épanouir dans des terres riches et ensoleillées, je commence une petite production qui me libère du joug des marchands.

À l’encontre de cela, on est asservi par une technologie lorsque, malgré tout ce qu’on pourra faire, on ne détiendra jamais le savoir qui nous permet d’accéder au résultat. La centrale nucléaire à côté de chez moi est en train de péter, je ne sais pas comment ça s’arrête, et même si j’en ai une idée, il est clair que je n’y arriverai jamais. Donc je fuis, ou je deviens éventuellement très malade. Cette technologie, celle de la production nucléaire d’électricité, est donc néfaste car je ne maîtrise pas les différents aspects de sa mise en œuvre, et surtout parce que son pouvoir de nuisance a une échelle énorme. Cela ne me sert pas mais m’asservit.
Encore quelques exemples, et je passe à la conclusion.

La médecine traditionnelle provient de savoirs techniques qui se sont forgés de génération en génération de pratiquantEs, de l’Europe à l’Asie, en passant par la forêt amazonienne. Avant Pasteur et la médecine allopathique, elle était la référence de ce que doit être un soin pour aider les patientEs à guérir. Le fait que les grands laboratoires pharmaceutiques industriels pillent aujourd’hui ce réservoir de savoirs, et surtout déposent des brevets sur des molécules issues de plantes de la pharmacopée traditionnelle, prouve bien que ces savoirs sont viables.

L’idée est surtout de déposséder les gens de ces savoirs en utilisant la technologie, et même si l’intention n’y est pas, car il ne faut pas être trop complotiste de nos jours, le résultat est le même. On barde des praticiens de savoirs théoriques imbitables, on officialise leur profession par moult diplômes ou autres autorisations, et on leur met dans les mains des remèdes concoctés par une industrie hautement technologique. Ce savoir m’a dépossédé car la maîtrise de ma santé repose sur un système complexe et pyramidal, à échelle trop grande pour que je puisse la prendre en main.

À l’encontre de cela, lorsque je me cultive à propos de ces techniques, la plupart du temps ancestrales, si je lis « La Plante compagne » de Pierre Lieutaghi (5), si je me penche sur des précis de médecine chinoise, ou si je me forme à l’aromathérapie (la liste est longue), je travaille sur des techniques dont l’échelle est abordable, je peux assimiler efficacement des moyens utiles pour m’aider à guérir, voire à ne déjà pas tomber malade (si la centrale à côté de chez moi n’a toujours pas pété ).
En agriculture encore, mais au-delà des courges, on se trouve dépossédé quand la solution au problème que l’on vient de rencontrer (épidémie en élevage, attaque de parasites en cultures), dépend uniquement de la visite du professionnel de la profession : Vétérinaire ou représentant d’une firme agrochimique, quand ce n’est pas la même personne. Et si on en est là, c’est qu’on est d’ores et déjà dans un cursus de production dépendant de toutes sortes de firmes industrielles, qui utilisent donc des normes technologiques.

En pratiquant l’agrobiologie, donc en visant le plus d’autonomie possible, on s’inscrit dans la même dynamique que pour celle de la santé humaine, et on maîtrise soi-même la bonne marche de sa ferme, par la connaissance de techniques, qui s’échangent ou s’acquièrent aisément.

La technique est une notion qui nous ouvre donc à bien des réflexions, surtout si l’on y ajoute son extension moderne, son corollaire venimeux, celle que nous avons souhaité nommer dans ce récit « technologie ». Ce n’est qu’une affaire de mots.
Ce qui compte c’est l’idée que l’on se fait du temps dans lequel on vit. Être aujourd’hui capable de se créer un compte Facebook, et se trouver parfaitement heureux de maîtriser cette nouvelle compétence, sans discerner clairement ce qu’elle présente d’avantages et d’inconvénients, dénote d’une inconscience notoire. Il ne s’agit pas d’une simple technique, mais aussi d’une voie vers un éventuel auto-conditionnement.

Quant à nos GrecquEs du temps d’Homère, malgré toutes les injustices qui pouvaient exister à cette époque (il ne faut pas faire dans l’angélisme), malgré tout ce qu’on ne connaît pas de cette civilisation et qui pourrait paraître peu reluisant vu de notre époque (elle- même guère reluisante), on sait par contre que, déjà, étaient inventés, pratiqués, et approuvés : la fabrication d’instruments de musique, la culture de la vigne, celle des oliviers ainsi que le pressage de leurs fruits, l’élevage des chèvres et la transformation fromagère, la panification du blé, la poterie, le tissage, les médecines naturelles, la poésie, et la philosophie.

Je me permets cette fois d’être exhaustif, car je n’arrive pas à deviner ce qui pourrait manquer à une telle liste d’ingrédients pour parvenir à vivre heureux sur cette planète.

1. Homère, L’Odyssée ; éd. Gallimard, traduction de Victor Bérard.
2. Pour Radio Frequence IDentification.
3. Le petit Larousse illustré 1992.
4. Ibid 3.
5. Éd. Actes Sud.