Sur la Mondialisation, la Dette publique et quelques autres sujets d’inactualité
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Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1869) de Karl Marx s’ouvre sur cette célèbre et sagace remarque : « Hegel fait quelque part cette observation que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ». À force de reprises, la pièce finit même par ne plus être que du théâtre de
marionnettes...
— Mondialisation. À en croire les financiers, les patrons, les politiques et leurs médias, la situation économique actuelle n’aurait rien de commun avec celle des temps passés à cause d’un facteur nouveau : la Mondialisation. La nouveauté du phénomène justifierait bien entendu leur incapacité à résoudre les problèmes posés par celle-ci. Or on sait bien que la guerre de 1939-45 fut une conséquence de la crise de 1929, qui fut tout aussi mondiale qu’elle. La Mondialisation avait d’ailleurs déjà eu lieu un siècle plus tôt, puisqu’en 1847, Friedrich Engels actait « la formation du marché mondial », « la concurrence effrénée qui en a résulté », les « crises commerciales toujours plus violentes et universelles », dès alors « devenues des crises mondiales » (voir L’Éclat n°2, p. 8). Mais la Mondialisation est encore bien plus ancienne : Pline l’Ancien, qui mourut en 79 lors de l’éruption du Vésuve, nous apprend en effet dans son Histoire naturelle (vi, 26, 101 et xii, 41, 84) que « chaque année, l’Inde » prenait « à l’Empire cinquante millions de sesterces en échange de marchandises vendues à Rome au centuple » et que « chaque année, l’Inde, la Chine et l’Arabie » lui prenaient, selon le calcul le plus bas, cent millions de sesterces », c’est-à-dire « un million de pièces d’or, qui pesaient en tout près de huit tonnes » (P. Veyne). À Rome, il y avait des « magnats de la finance » qui « affermaient les impôts des provinces » européennes, africaines et asiatiques et « tenaient les finances, le commerce et l’industrie ». Les profits de leurs « opérations financières étaient investis en terres », sur toute l’étendue de l’Empire. « Des hommes fortunés et considérés s’enrichissaient encore des dépouilles des provinces, achetaient les fermes des petits paysans, empiétaient sur le domaine public ». Ces financiers, qui pouvaient être des Grecs, des Gaulois ou des Égyptiens, « constituaient manifestement la clef de voûte de l’union sacrée des riches » : ils étaient « suffisamment forts pour ruiner tout politicien ou tout général » (R. Syme). Ce système engendrait « un va-et-vient incontrôlable des fonds entre Rome et l’Orient, que toute crise politique dans cette région déréglait immanquablement. De là le rythme spasmodique imprimé au marché des capitaux ». Précisément parce qu’il était mondial, « le système financier romain, si perfectionné sur le plan technique (les banquiers règlent leurs transactions par de simples jeux d’écriture) », était extrêmement fragile et la monnaie elle-même ne cessait de se dégrader (M. Bordet). Triple farce, donc, que la Mondialisation post-moderne ! — Dette publique. Autre grande nouveauté à en croire les hérauts du capitalisme actuel, la Dette publique, au remboursement de laquelle nous devrions sacrifier nos vies pour sauver le système économique et politique de l’Europe bourgeoise et du monde entier. Nouvelle farce ! Marx écrit en effet dans Les luttes des classes en France (1895) : « La pénurie financière mit, dès le début [1830], la monarchie de Juillet sous la dépendance de la haute bourgeoisie et cette dépendance devint la source inépuisable d’une gêne financière croissante. Impossible de subordonner la gestion de l’État à l’intérêt de la production nationale sans établir l’équilibre du budget, c’est-à-dire l’équilibre entre les dépenses et les recettes de l’État. Et comment établir cet équilibre sans réduire le train de l’État, c’est-à-dire sans léser des intérêts qui étaient autant de soutiens du système dominant, et sans réorganiser l’assiette des impôts, c’est-à-dire sans rejeter une notable partie du fardeau fiscal sur les épaules de la grande bourgeoisie elle-même. L’endettement de l’État était, bien au contraire, d’un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C’était précisément le déficit de l’État, qui était l’objet même de ses spéculations et le poste principal de son enrichissement. À la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l’aristocratie financière une nouvelle occasion de rançonner l’État, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables, etc. ». Double farce même, puisqu’à Athènes, au début du vie siècle avant l’ère vulgaire, la situation était pire encore, où « la foule était l’esclave de la minorité », où « les prêts avaient même les personnes pour gages » et où l’État était encore et toujours surendetté ; mais farce d’autant moins drôle qu’en 592, le sage Solon trouva la solution pour mettre un terme à « la violente guerre civile qui opposaitait depuis longtemps les deux partis ». À en croire la Constitution d’Athènes d’Aristote (iv, 4, v, 1-2 et vi, 1), « devenu maître des affaires, il affranchit le peuple pour le présent et pour l’avenir par l’interdiction de prêter en prenant les personnes pour gages, promulgua des lois et abolit les dettes, tant privées que publiques, par la mesure qu’on appela sisachthie (rejet du fardeau), parce qu’on rejeta alors le fardeau ». Mais où se cache aujourd’hui Solon ? — Délits d’initiés. Si l’histoire se répétait de nouveau et qu’avait lieu une seconde sisachthie, il faudrait toutefois rester vigilant, car Marx a pris soin de souligner que les banquiers sont dans « la connaissance des secrets d’État » et Aristote de préciser que la réforme de Solon fut l’occasion d’une infâme spéculation (vi, 2) : « Solon, sur le point de faire la sisachthie, en parla à quelques nobles ; puis, d’après ce que disent les démocrates, il fut victime d’une manœuvre de ses amis ; selon ceux qui veulent le calomnier, il y prit part lui-même. Ces gens empruntèrent pour acheter beaucoup de terres ; et quand, peu après, les dettes eurent été abolies, ils se trouvèrent riches ; c’est de là que vinrent, dit-on, ceux qu’on appela plus tard les anciens riches ».
— Pierre philosophale. Face à tant de problèmes aussi résolument neufs, on comprend que les puissants multiplient les rencontres, les conseils, les commissions, les assises, les États-généraux, les sommets et autres G8, pour trouver des solutions innovantes et inouïes. Les élus bourgeois de la Seconde république ne firent pas autre chose au printemps 1848, quand ils créèrent, pour répondre à l’imminente question de « l’émancipation des travailleurs », un ministère du Travail, qui siégeait au Luxembourg, alors que le reste du gouvernement occupait l’Hôtel de ville : « Un ministère spécial du Travail ! écrit encore Marx, mais les ministères des Finances, du Commerce et des Travaux publics ne sont-ils pas les ministères du Travail bourgeois ? À côté d’eux, un ministère du Travail prolétarien ne pouvait être qu’un ministère de l’Impuissance, un ministère des Vains Désirs, une commission du Luxembourg ». Et de conclure : « Tandis que le Luxembourg cherchait la pierre philosophale, on frappait à l’Hôtel de ville la monnaie qui avait cours ». L’histoire est un théâtre de Guignol !