Suite des Mémoires de Brand alias Arrigoni (2)

Mai 2015
dimanche 28 février 2016
par  Rep

Par souci d’information, le traducteur a donné, en italique, quelques précisions sur les noms des personnes citées.

Dans le passage précédent (voir l’Éclat N° 11) Arrigoni rappelle qu’en 1915 la majorité des socialistes et radicaux abandonnent le pacifisme en faveur de l’engagement belliqueux.

…Mais les anarchistes milanais se sont farouchement opposés à la guerre. Nous n’avons pas suivi Kropotkine (1) et les autres, mais jusqu’à la fin nous avons maintenu notre engagement antimilitariste. La dernière manifestation antimilitariste, ce sont les anarchistes qui l’ont organisée. Nous avons édité cinq mille tracts : « Tous, place du Dôme pour protester contre la guerre » (2). Avec un petit groupe, nous avons tourné d’une usine à l’autre pour les distribuer et deux d’entre nous ont été arrêtés. Mais le succès a été de grande ampleur. La place était comble de jeunes ouvriers qui criaient : « A bas la guerre ! ». Nous nous sommes battus et j’ai perdu deux dents. Les violences ont duré cinq heures, tard dans la nuit, jusqu’à une heure. Peu après ces événements, j’ai reçu la lettre d’enrôlement militaire, mais en tant qu’expert mécanicien, j’ai eu l’autorisation de travailler dans une usine, en uniforme, et faire les exercices militaires le samedi. C’est à ce moment-là que je me suis organisé pour m’enfuir du pays. Mes compagnons Ugo Fedeli (3) et Francesco Ghezzi (4) (que plus tard nous avons cherché en vain à sortir de Russie) travaillaient dans la même usine, mais à cette date j’étais le seul à porter l’uniforme. Après deux mois de militaire, nous avons décidé de provoquer une grève ; j’ai été désigné responsable du comité de grève. L’usine était sous commandement militaire (elle produisait des réflecteurs pour l’armée) et ainsi j’ai été contraint de m’enfuir. Il m’a fallu deux mois pour traverser les Alpes et pour arriver en Suisse. J’ai réussi à atteindre Genève, mais après une manifestation contre la guerre, là-bas aussi j’ai été arrêté avec trois compagnons et je suis resté trois mois en prison. Une fois, alors que je donnais une boite de sardines à un ami, dont la cellule était située sous la mienne, un chien de garde a senti l’odeur et s’est mis à aboyer. Ils m’ont fourré au trou où Luccheni (5), selon les dires du geôlier, avait séjourné six ans. A quatre, nous avons fait la grève de la faim, et Luigi Bertoni (6) a lancé une campagne pour notre libération, qui a finalement eu le succès escompté. A cette époque, il y avait quelques centaines de déserteurs italiens en Suisse dont la moitié était des anarchistes. J’ai décidé d’apprendre l’allemand et, pour ce motif, je suis parti à Lucerne où j’ai travaillé comme tourneur sous l’étroite surveillance de la police helvétique. Chaque jour, les policiers m’escortaient de la maison au travail et du travail à la maison. Trois mois après, je me suis déplacé à Zurich où j’ai encore travaillé dans une usine, pendant environ un an. A la fin de 1917, après la révolution bolchévique, nous autres anarchistes italiens de Zurich avons eu l’idée de commencer, ici aussi, la révolution en organisant une manifestation contre la guerre qui aurait dû se propager d’abord en Suisse et puis jusqu’aux nations en guerre. L’idée aujourd’hui semble fantaisiste, mais à l’époque il y avait un mécontentement diffus contre la guerre et un sentiment tout autant diffus de rébellion à l’égard de l’ordre social dans toute l’Europe. Mais, après deux ou trois jours de manifestations et d’accrochages violents avec la police, nous avons été contraints de renoncer. Quand la loi, qui établissait que tous les déserteurs devaient être internés jusqu’à la fin de la guerre, a été votée, nous avons décidé de nous réfugier, en traversant l’Allemagne, aux Pays-Bas. On était au début de 1918. Tandis que nous traversions l’Allemagne en train, près de Karlsruhe j’ai été arrêté et je suis resté plusieurs semaines en prison. Après, ils m’ont relâché et ils m’ont permis de travailler comme tourneur dans une petite usine de la Forêt Noire. J’ai saboté mon tour, dans un acte de protestation contre la guerre, et j’ai fini de nouveau en prison à Karlsruhe. Je risquais le peloton d’exécution, et c’est pourquoi j’ai commencé à penser comment sortir de cette situation. J’ai arrêté de manger, pour m’affaiblir, avec l’espoir qu’ils me transfèrent à l’hôpital. A dessein, je me suis égratigné la tête sur le dallage et, en sang, j’ai fait semblant de m’évanouir. Un médecin est arrivé, il m’a ausculté et il a dit : « Il est un peu sous-alimenté, mais pour le reste, tout va bien ! ». Alors j’ai écrit au commandement militaire à Karlsruhe pour demander un procès, ou de me relâcher. Par manque de preuves, ils ont décidé de me laisser partir. Je suis retourné au travail, d’abord à Karlsruhe, puis à Francfort, où je suis resté jusqu’à la fin de la guerre, toujours en travaillant comme tourneur. La guerre terminée, nous autres anarchistes italiens nous brûlions d’envie d’aller à Berlin, car on pensait que là-bas une révolution allait éclater. J’avais appris, tout seul, à jouer du violon et, me faisant passer pour musicien, je me suis rendu en train à Berlin pour « faire un concert ». Berlin était en pleine agitation révolutionnaire. Pour vivre, je vendais « Le Drapeau Rouge » de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Quand, en janvier 1919, la révolution spartakiste a explosé, avec d’autres anarchistes et socialistes italiens j’ai participé à l’occupation de la rédaction du « Vorwaerts », tandis que les spartakistes occupaient la gare ferroviaire et d’autres points stratégiques autour de la ville. L’occupation a duré huit jours et j’ai été le seul à échapper à l’arrestation par les troupes de Noske (ministre allemand de la guerre) parce que j’avais été envoyé pour chercher des habits propres. Au retour, quand je me suis aperçu que les troupes avaient encerclé l’immeuble du « Vorwaerts », j’ai feint d’être un habitant du quartier (je parlais très bien l’allemand). Je suis resté caché dans différents endroits (surtout dans des maisons de spartakistes) pendant huit jours. Quelqu’un a eu l’idée de nous envoyer, un compagnon et moi-même, en Russie comme prisonniers de guerre rapatriés. Nous sommes restés en Russie pendant trois mois…