Murray Bookchin : Pour un municipalisme libertaire
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L’œuvre de Murray Bookchin (1921-2006) ne laisse pas indifférent. On sait l’influence qu’elle a eue sur l’évolution politique du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) et sur l’organisation sociale du Rojava (région autonome kurde), où les thèses de Bookchin sont partiellement mises en pratique.
Nous proposons ici une analyse critique d’un des textes les plus révélateurs de la pensée de Bookchin.
Une critique de la tradition révolutionnaire
Murray Bookchin distingue deux domaines de l’activité sociale humaine intéressant la théorie et la pratique révolutionnaires : le lieu où l’on travaille
le lieu où l’on vit
Selon lui, la tradition révolutionnaire (marxiste ou libertaire) a mis l’accent sur le premier, délaissant l’éthique au profit de l’économique. Or l’usine ou le lieu de travail ne visent pas à unir le prolétariat en vue d’un changement social, mais constituent des cadres où les prolétaires sont dressés à la soumission et à la subordination. C’est uniquement hors du lieu de travail qu’ils peuvent faire apparaître leur caractère humain et constituer une communauté.
Il s’agit donc d’affirmer la prépondérance de l’éthique dans une perspective communaliste : la commune, comme « corps politique de citoyens réunis par des valeurs éthiques fondées sur la raison » (p. 12) peut jouer un rôle transformateur dans la construction d’une communauté de démocratie directe autogérée et sans État.
La prépondérance de l’éthique
Cette prépondérance se fonde sur une distinction entre trois domaines qu’il s’agit de hiérarchiser : le social, désignant tout ce qui relève de la culture, au sens anthropologique du terme
l’étatique, comme lieu de la domination
le politique, comme lieu de la gestion de la polis (cité) par un corps politique de citoyens libres.
« La politique, contrairement au social et à l’étatique, entraîne la recorporalisation des masses en assemblées richement articulées, pour former un corps politique dans un lieu de discours, de rationalité partagée, de libre expression et de mode de prises de décision radicalement démocratiques. » (p. 17).
S’inspirant de la philosophe Hannah Arendt (1906-1975), Bookchin affirme ainsi l’autonomie du politique vis-à-vis du social.
La commune comme lieu de résistance à l’État
Selon Bookchin, la commune a joué un rôle historique dans la constitution du politique : elle a permis la transformation de populations unies par des liens de sang et des coutumes en corps politique de citoyens. En cela, elle est « le berceau du processus de civilisation des êtres humains au-delà de la socialisation accomplie par la famille (…) ce processus de « civilisation » civique n’est qu’une autre appellation de la politisation, processus de transformation de la masse en un corps politique délibératif, rationnel et éthique. » (p. 18).
Cet espace du politique, indissociable de la commune, a toujours été selon Bookchin un frein au développement de l’étatisme : « C’est dans cet environnement le plus immédiat de l’individu, dans la communauté, le quartier, dans la ville ou le village, à la frontière floue où la vie privée se fond lentement dans la vie publique, que se trouve le lieu authentique d’un fonctionnement à la base, ceci dans la mesure où ce fonctionnement a échappé à la destruction complète par l’urbanisation. » (p. 22).
Bookchin en conclut donc « à la possibilité d’un municipalisme libertaire, en définissant une nouvelle politique civique comme un contre-pouvoir capable de placer en contrepoint à l’État centralisé des assemblées et des institutions confédérales. » (p.33).
Le peuple : nouveau sujet révolutionnaire ?
Le concept de prolétariat, centré selon Bookchin sur la seule dimension économique de l’exploitation, devrait laisser place à celui de peuple, déshabillé de son caractère obscurantiste. En effet, le peuple est un concept foireux, fonds de commerce de tous les démagogues. Bookchin propose cependant de le redéfinir en l’identifiant à « ces strates fluides composées de gens déracinés et technologiquement déplacés qui ne peuvent plus être intégrés dans une société cybernétisée et hautement mécanisée. » (p. 26). Le concept de peuple renvoie ainsi à un intérêt général « enraciné dans la préoccupation du public autour des questions et problèmes écologiques, communautaires, moraux, sexuels et culturels. » (p. 26). Plus concrètement, il désigne ces nouveaux mouvements sociaux qui émergent par delà les séparations de classe. Il permet donc d’ancrer une citoyenneté active « comme forme de participation civique et d’administration qui se pose en contradiction avec l’État. » (p. 29).
Regards critiques
L’intérêt des thèses de Bookchin nous semble résider essentiellement dans le fait qu’elles permettent de donner sens à une pluralité d’alternatives concrètes qui émergent ici ou là : Kobané, « gouvernance collégiale et participative » de la commune de Saillans dans la Drôme, Marinaleda en Andalousie), etc.
Elles posent néanmoins des problèmes auxquels nous ne prétendrons pas ici apporter une solution. Nous nous contenterons de formuler des questions qui mériteraient un débat plus approfondi : Réforme ou révolution ? L’accumulation et la juxtaposition d’alternatives à l’État, de contre-pouvoirs permettrait-elle de faire l’économie d’un bouleversement révolutionnaire ? Le capitalisme n’a-t-il pas démontré sa capacité à récupérer et intégrer ce qui le conteste sans le détruire ?
Peuple ou prolétariat ? Le municipalisme de Bookchin réduit le concept de prolétariat à sa dimension économique. Dans le numéro 7 de l’Éclat, nous en avions proposé une définition moins réductrice : « le prolétariat désigne la classe de celles et ceux qui ne possèdent que leur force de travail pour survivre et qui n’exercent aucun pouvoir décisionnaire ou hiérarchique dans le maintien du système capitaliste. Cette définition présente un double intérêt. D’une part, en ne réduisant pas le prolétariat à une catégorie socioprofessionnelle, elle permet d’englober les catégories sociales en voie de prolétarisation (artisans, paysans). D’autre part, elle met l’accent sur le fait que le/la prolétaire est avant tout celui ou celle qui n’a aucun intérêt dans la préservation du système. » Il ne s’agit pas ici d’une simple question de vocabulaire : conserver la référence au prolétariat, c’est concevoir la révolution dans la perspective des classes et non la dissoudre dans une démarche citoyenniste, ce qui nous conduit à la question suivante :
L’anarchisme est-il soluble dans le citoyennisme ? Bookchin considère que certaines idées forces de l’anarchisme sont devenues des entraves au renouvellement de la pensée libertaire : « la préoccupation anarchiste à propos du parlementarisme et de l’étatisme est devenue une de ces entraves. » (p.32). Selon lui, ceci aboutit à une sorte de dogmatisme qui fait obstacle à un municipalisme libertaire représentant peut-être « la dernière chance pour un socialisme orienté vers des institutions populaires décentralisées. » (p.32). Ce municipalisme libertaire permettrait de définir « une nouvelle politique civique comme un contre-pouvoir capable de placer en contrepoint à l’État centralisé des assemblées et des institutions confédérales. » (p.33). N’est-ce pas abandonner toute perspective de révolution sociale en réduisant la pratique libertaire à un aménagement citoyenniste de l’ordre existant ?
Murray Bookchin : Pour un municipalisme libertaire (Atelier de création libertaire, Novembre 2003). Disponible à la bibliothèque de la CLA.