Max Stirner : Le faux principe de notre éducation.
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Max Stirner ( de son vrai nom, Johann Caspar Schmidt ; 1806 – 1856) est souvent considéré comme un précurseur de l’anarchisme individualiste. Le faux principe de notre éducation fut publié en 1842, deux ans avant son œuvre majeure, L’Unique et sa Propriété. Une fois débarrassé de son jargon hégélien et de références datées, ce texte se révèle d’une étonnante actualité.
Stirner commence par affirmer que « la question de l’éducation est une question vitale. » (p. 29). En effet, il s’agit de se préoccuper « de ce que l’on fait de nous au temps de notre malléabilité à l’éducation » (p. 29). D’emblée, Stirner oppose deux conceptions de l’éducation : le dressage ou le développement de « notre disposition à devenir des créateurs » (p.29).
Le texte renvoie dos à dos deux écoles qui s’affrontent alors en Allemagne : l’humanisme et le réalisme. Pour l’humanisme, la culture est considérée comme la propriété de ceux qui dominent. Cette « culture supérieure restait, incontestée, aux mains des humanistes et consistait presque exclusivement dans la compréhension des classiques anciens (…) Par son éducation, celui qui la possédait devenait seigneur de l’homme inéduqué. Une éducation populaire fût allée à l’encontre de ce principe, parce que le peuple, en face des seigneurs cultivés, devait rester figé dans son état de non-initié et ne pouvait que regarder, subjugué, et vénérer la souveraineté étrangère » (p. 31). A cette vision élitiste de l’éducation s’oppose le réalisme, inspiré des Lumières, pour lequel il s’agit de dispenser à tous une culture universelle en prise avec la vie, orientée vers une formation pratique. Cette deuxième école, même si elle semble constituer un progrès dans la mesure où elle tend vers une conception plus égalitaire de l’éducation, aboutit néanmoins à la servitude. D’une part, parce que le savoir reste une chose extérieure au moi : « Le réalisme autant que l’humanisme partent du point de vue que le but de toute éducation est de procurer aux hommes l’habileté. » (P.34). Le savoir, chosifié, est détaché de la volonté : « Un savoir qui ne se purifie ni ne se concentre jusqu’à s’arracher vers le vouloir ou, en d’autres termes, un savoir qui m’alourdirait, réduit à être mon avoir et ma possession au lieu de s’être si intimement uni à ce que je suis que le Moi, se mouvant librement, en rien entravé par un fardeau qu’il aurait à tirer, parcourrait le monde en préservant la fraîcheur de ses sens, un savoir qui n’est pas devenu personnel ne permet qu’une pauvre préparation à la vie. » (p. 37-38). D’autre part, les deux écoles conduisent au même résultat : elles forcent l’individu à la soumission : « Non plus qu’en d’autres sphères, on ne laisse en pédagogie la liberté percer, ni s’exprimer la force d’opposition : on exige la soumission. On ne recherche qu’un dressage aux formes et au palpable, et de la ménagerie des humanistes ne ressortent que des lettres, de celles des réalistes que des « citoyens bons à quelque chose » ; les uns et les autres ne sont cependant que des êtres assujettis. Notre bon fond d’indiscipline est étouffé avec violence et, avec lui, le développement du savoir vers le libre vouloir. » (p.39).
Le but de l’éducation ne doit donc pas être, selon Stirner, l’acquisition d’un savoir extérieur dont la maîtrise permettrait de former des individus habiles, efficaces, bons à quelque chose. La culture élitiste n’aboutit qu’à la formation « de dédaigneux propriétaires d’esclaves, eux-mêmes esclaves. » (p.40). La culture réaliste, plus démocratique, ne conduit qu’à la production de « citoyens pleins de sens et utiles » (p. 40). En prétendant apprendre à penser par soi-même, elle « ne produit que des gens à principes qui agissent et pensent selon des maximes, et non des hommes qui se font par principe ; des esprits légalistes et non libres. » (p. 41).
Il ne s’agit donc pas de dispenser un savoir extérieur : « le savoir ne peut plus être le but ultime de l’éducation » (p. 38). Ce but doit être « l’homme personnel ou libre » (p. 38). L’éducation doit viser l’accomplissement de soi : « Soyez accomplis, ainsi effectuerez-vous quelque chose d’accompli ; sois « en toi-même ton propre achèvement », ainsi votre communauté et votre vie sociale seront-elles achevées. » (p.29). « En un mot, il ne s’agit pas de développer le savoir, mais d’amener la personne à son épanouissement. Le point de départ de la pédagogie ne pourra plus être le désir de civiliser mais celui de développer des personnes libres, des caractères souverains ; voilà pourquoi la volonté, que l’on a jusqu’à présent si violemment opprimée, ne devra pas être affaiblie plus longtemps. » (p. 42).
La méthode pédagogique doit être en conformité avec le but poursuivi. Loin d’étouffer la volonté de l’enfant en le dressant à la soumission et en le gavant d’un savoir extérieur, il est nécessaire de l’aider à s’accomplir lui-même. « Puisqu’on n’affaiblit pas le besoin de savoir, pourquoi donc affaiblirait-on celui de vouloir. Que l’on veille aussi à l’un si l’on veille à l’autre. L’insubordination et l’entêtement de l’enfant ont autant de droit que son désir de savoir. On met tout son soin à stimuler ce dernier ; que l’on provoque donc aussi la force naturelle de la volonté, l’opposition » (p.42) . On pourrait rétorquer que cela conduirait à développer des enfants « mal élevés ». De nos jours, il est dans l’air du temps de dénoncer une éducation « laxiste » qui produirait des « enfants rois » auxquels on n’a jamais dit non, incapables de se plier à aucune règle. Les appels au retour à l’autorité fusent, soit sous la forme la plus conservatrice, soit - de façon plus hypocrite - dans la « formation à la citoyenneté ». Or on ne peut éduquer à la liberté que par la liberté. Face à un enfant qui chercherait à m’imposer son pouvoir, je n’ai pas à imposer mon autorité, mais à lui opposer ma propre liberté : « L’enfant, à ne pas apprendre à sentir ce qu’il est, manque précisément le principal. Que l’on ne réprime pas sa fierté, sa franchise. Ma propre liberté reste assurée contre son arrogance. Car si la fierté dégénère en bravade, l’enfant veut me faire violence. Cela, moi qui suis autant que lui quelqu’un de libre, il ne m’est pas nécessaire de l’accepter. Faut-il cependant que je m’en défende en usant du commode paravent de l’autorité ? Non, je lui oppose la fermeté de ma propre liberté, ainsi l’arrogance des petits se brisera d’elle même. L’homme total n’a pas besoin d’être une autorité. » (p.42) En effet, contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, l’autorité n’est pas une force, mais une faiblesse : « on est très faible lorsqu’on doit faire appel à l’autorité, et l’on pèche lorsqu’on croit améliorer l’insolent en le soumettant à la crainte. » (p. 42)
Il faut donc que « l’éducation universelle de l’école soit éducation à la liberté, et non à la soumission. Être libre, telle est la vraie vie » (p. 43). Et c’est seulement par la liberté que nous parviendrons à l’égalité : « C’est avec cette éducation seulement, universelle par cela qu’en elle l’homme le plus humble coïncide avec le plus élevé, que nous débouchons sur la véritable égalité de tous, l’égalité de personnes libres : seule la liberté est égalité. » (P. 43)
Max Stirner : Le faux principe de notre éducation ( dans L’Unique et sa Propriété et autres écrits, traduction Pierre Gallissaire et André Sauge – Bibliothèque l’Âge d’Homme 1994)