Les garde-chiourmes de la cohésion sociale

mercredi 11 février 2015
par  Octave Lechauve

À l’époque archaïque, les prières et les offrandes des Romains s’adressaient toujours en premier lieu à Janus bifrons (« à deux visages »), le dieu des seuils, des passages, des culs entre deux chaises. Les centrales syndicales semblent aujourd’hui vouer au dieu de la duplicité un culte secret.

Dans les milieux syndicalistes, on parle beaucoup depuis quelque temps de la recomposition du paysage syndical, induit par la construction de l’Europe du capital et par le changement des règles de représentativité qui l’accompagne. Financés à 80% par l’État et le patronat, les partenaires sociaux sont entrés dans la course à la responsabilité, où la CGC, la CFDT et l’UNSA ont toujours une longueur d’avance... Certains d’entre eux (la CGT, FO, Solidaires et la FSU) continuent toutefois de prétendre au titre de syndicats de lutte pour embobiner le prolétaire qui peine à loger, nourrir et vêtir les siens, mais qui a besoin d’y croire... Leur tactique, c’est tout simplement celle du cul entre deux chaises ! L’automne dernier, on a ainsi vu les apparatchiks de la CGT lâcher du mou aux sections de dockers ou de pétroliers (et même à toute la section des Bouches-du-Rhône) qui étaient engagées dans une longue grève reconductible, cependant qu’eux-mêmes refusaient de briser la sacro-sainte alliance avec la CFDT, au nom de la divinité de l’Unité syndicale, dont le dernier avatar est Sa Sainteté l’Intersyndicale. Mais dès que les intérêts financiers du patronat ont été sérieusement menacés, ils ont ressorti les vieilles laisses et muselières des services d’ordre de leur Loubianka (« Il faut savoir arrêter une grève !). Toujours à l’automne dernier, les bureaucrates de Solidaires ont procuré en masse aux unions locales de grandes affiches appelant à la grève générale, mais se sont pour leur part accrochés aux basques de la CGT et de la FSU, comme la craintive bernique à son rocher ; FO a dépassé la contradiction par un tour de passe-passe linguistique, en créant le concept oxymorique de grève générale d’une journée ; quant aux co-gestionnaires clampins de la FSU, pour la seconde année consécutive dans l’Ain, ils ont appelé à durcir le mouvement trois jours avant les vacances, sans avoir le moins du monde soutenu les enseignants en grève depuis plus d’un mois : le comble, c’est qu’ils ont alors ostensiblement apporté leur aide financière aux gaziers d’Étrez, qui n’étaient pas grévistes ! Avec l’arrivée des prochaines élections professionnelles dans la fonction publique, ce bizutage décidant de l’accession au rang suprême de partenaire social de l’État et du patronat, la tactique du cul entre deux chaises a de beaux jours devant elle. Déjà, dans l’Académie de Lyon, le Snes (FSU) a montré de quoi il était capable : après avoir déposé un préavis de grève pour protester contre la désorganisation de la correction du DNB (Brevet des collèges) et en avoir informé la presse locale, il a négocié en secret avec le rectorat des arrangements au cas par cas et en a informé ses seuls adhérents, dont les seules convocations ont donc été modifiées...

Qu’on ne s’y trompe cependant pas : quand on a le cul entre deux chaises, on finit certes par tomber par terre, mais en attendant, on s’appuie toujours sur la plus solide des deux, en l’occurrence, celle du pouvoir établi ! En Scandinavie, Janus bifrons se nomme d’ailleurs Heimdallr : « posté aux limites de la terre, à l’extrêmité du ciel, il est le veilleur des dieux ; né au début, il est le procréateur des classes et l’instituteur de tout l’ordre social » (Georges Dumézil, La religion romaine archaïque, Paris, Payot, 1974, p. 333-339). Tel est le dieu des grandes centrales syndicales, qui ne sont que les garde-chiourmes de la cohésion sociale et les fossoyeurs de la lutte des classes.