Le restaurant la Canaille, à Bourg en Bresse.
par

La Canaille, située près de la gare de Bourg en Bresse a fêté récemment ses cinq ans. Lieu incontournable de la vie militante locale, ce restaurant concrétise un projet original et intéressant. Nous avons rencontré Jean-François, un de ses fondateurs.
Jean-François, peux-tu retracer brièvement l’historique du restaurant la Canaille ?
La courte histoire de RESO, créé en 2007, s’écrit sur fond d’une double défaite. Celle qui, à l’issue d’une lutte homérique, a entraîné la disparition d’OSER et le licenciement de tous ses salariés. Celle, plus profonde, d’une conception du travail social mise en œuvre trente années durant par une équipe autogérée(1) et qui n’a pas su faire partager ses pratiques professionnelles par les autres acteurs du secteur.
Sortie telle un Phénix des décombres d’OSER, RESO persiste depuis 9 ans dans sa quête d’une « gouvernance » associative multiforme et, par bien des aspects, originale.
L’année 2010 est marquée du sceau du renouveau après une période d’incertitude, d’attente et de relative paralysie. La fin de non recevoir opposée par les pouvoirs publics à nos multiples démarches en vue d’obtenir une reconnaissance de notre travail ainsi que les financements afférents, nous ont astreints à refonder notre projet initial.
Mais ce n’est pas la seule raison qui nous incita à opérer un tournant, à promouvoir un « cours nouveau. »(2) L’unique activité d’hébergement autour de la prise en charge d’une population stigmatisée, dont les perspectives d’avenir s’amenuisent année après année, menaçait de sclérose toute l’association. Les tentatives des adhérentEs de recréer une dynamique s’étaient toutes soldées par des échecs. Probablement parce que les résidents, rongés de multiples angoisses, parviennent difficilement à exister au présent et, à fortiori, imaginer un futur. Mais aussi parce que nous avions échoué à ouvrir l’association en direction de personnes étrangères à l’univers frelaté de la compassion administrative distillée par l’aide sociale organisée.
Sous peine de ghettoïsation et, à court terme, de probable délitement, il fallait en sortir. Notre volonté a été de réagir à la liquidation d’OSER en nous efforçant de poursuivre son expérience.
Dans quelle mesure cette réalisation s’inscrit-elle dans un projet politique global ?
Lentement nos vieilles lunes émergèrent comme après une longue éclipse. On reparla projets, solidarité active, mixité sous toutes ses formes, résistance à l’air du temps…
Lors des réunions du conseil d’administration, l’idée de développer de nouvelles activités, tout en maintenant notre mission première de logement social, fit son chemin. En particulier, le projet d’ouverture d’un restaurant titillait les militants de l’association. Cette piste avait d’ailleurs été évoquée du temps de la splendeur d’OSER, mais sans jamais aboutir.
Sur le fond, le principe était d’éviter de créer un nouveau lieu « dédié » voué à recevoir les seuls « publics défavorisés », « bénéficiaires de minimas sociaux », « personnes en difficultés », etc.
Les tarifs modiques pratiqués par l’établissement (10 € pour un repas complet incluant boisson et café) autoriseraient la fréquentation de ce lieu par toutes les bourses, mais en garantissant l’anonymat social, puisque aucun justificatif de ressources ne serait demandé avant de passer la porte.
Concernant l’activité d’hébergement au « Temps des cerises », nous réaffirmions notre volonté de favoriser la mixité sous toutes ses formes : mixité d’âge, de situations de familles, de parcours, d’histoire de vie… De même que la volonté de l’association de faire cohabiter des populations très différentes les unes des autres, leur seul point commun étant la faiblesse de leurs revenus et leur isolement, leurs difficultés d’exclusion sociale.
Quant à l’espace rencontre, dénommé « Olympe de Gouges », il devait favoriser l’accès à la culture, à la connaissance, au loisir « intelligent », pour des publics qui en sont éloignés par manque d’information, d’habitude, ou de moyens financiers. Le coût d’un spectacle n’excède pas 8 €.
Mais nous voulions faire plus : ces nouvelles activités ne devaient pas se limiter à proposer une possibilité de s’alimenter ou de participer à des activités culturelles. Comme les autres champs investis par RESO, elles se proposent d’être un support pour établir des alliances entre les divers secteurs sociaux atteints par la crise qui, avec ses diverses facettes - écologique, alimentaire, financière... rend la réflexion et l’action collective plus nécessaire que jamais.
Peut-on parler d’un fonctionnement autogéré (prise de décisions, répartition des tâches, etc) ?
Une équipe de militants associatifs dont ce n’est ni le métier, encore moins la vocation, sait gérer un restaurant, un hôtel social, un espace culturel et une activité agricole dans des situations financières difficiles et sans trop d’entorses aux principes politiques qui l’animent. Dans la période, ce n’est pas rien. Les décisions sont prises en principe par le CA paritaire qui intègre en son sein les deux salariées. Mais ce sont elles qui assurent la gestion quotidienne. Formellement, le Président n’a aucun pouvoir de veto. Mais, comme ailleurs, les leaders « historiques » ou « charismatiques » prennent souvent beaucoup de place. Jusqu’à parfois se prendre « pour la mesure des écarts par rapport à un fonctionnement idéalisé. »(3)
Les « créneaux » sur lesquels s’est positionné RESO sont aujourd’hui « tendance », si l’on en croit le discours ambiant. Des dizaines d’associations, entreprises, voient le jour et bénéficient d’une couverture médiatique conséquente. Leurs projets sont guidés par la recherche du bonheur perdu, la nostalgie des années d’avant crise. Elles évoquent et redéfinissent les « vrais » besoins, promeuvent l’agriculture raisonnée, s’intéressent à la cuisine « faite maison », se piquent de restaurer la convivialité et le lien social. Elles fantasment un « âge d’or rural imaginé comme une société de libre échange avec la nature, dont les dimensions humaines plaisent à qui rêve d’une communauté d’égaux autonome et conviviale. ».(4)
On peut à nouveau (re)parler autogestion sans passer pour un ringard. Tous les déserts ont une fin… Car la mise en pratiques de nos « valeurs » suppose un investissement considérable, une collaboration importante, la réduction de la division du travail et de la parcellisation des tâches, le développement d’initiatives sans entraves hiérarchiques, en un mot, un fonctionnement autogestionnaire. Tour à tour, les adhérents, militants, bénévoles, se sont faits serveur, barman, garçon ou fille de salle, cuisinier, plongeur, comptable, gestionnaire, cultivateur…
Car l’ennuyeux dans l’autogestion, c’est la gestion.
Pour effectuer l’ensemble de ces tâches, les compétences nécessaires deviennent plus pointues.
La spécialisation, la division du travail, ennemies de l’autogestion réapparaissent. La prise de fonction, l’investissement dans le monde associatif font appel à l’engagement personnel, à l’autodidaxie, plus qu’à une formation professée. Mais le savoir-faire et la compétence une fois acquis « à la force du poignet » par des « pères fondateurs », des adhérents volontaristes et convaincus, sont manifestes et solides. Le bon sens commande alors de rentabiliser » cette qualification, quitte à perpétuer la durée des mandats. Le technicien est alors considéré (parfois se considère lui-même) comme indispensable, voire irremplaçable. En contrepoint, la charge de travail, la complexité, apparente ou avérée, rebutent d’éventuels candidats aux responsabilités.
Classiquement, l’écart se creuse alors entre ceux dont la fonction première est de récolter les informations, de traiter les dossiers, d’exécuter des tâches techniques, de discuter avec les partenaires ou les financeurs, et le reste des adhérents et bénévoles.
Quelles perspectives et quels projets pour l’avenir ?
Sans les adhérents, les bénévoles, les militants, « la Canaille » ne pourrait survivre, « le Temps des cerises » serait un ghetto, « Olympe de Gouges » une coquille vide.
Au noyau « historique », composé de militants trempés dans les luttes syndicales et politiques, immergés dans les mouvements sociaux (ATTAC, Droit au logement, Collectifs en tous genres) se sont agrégées nombre de personnes. Lors de la mise en place de notre projet, nous avons rêvé, avec le soutien jamais démenti de la FAP (Fondation Abbé Pierre), d’une maison des solidarités, d’où serait banni le sectarisme arrogant et sans avenir. Une maison ou s’associeraient ceux qui se serrent les coudes dans un monde impitoyable aux faibles, dans cette crise sans fin.
« La Canaille », « Le Temps des cerises », « Olympe de Gouges ». Ces noms n’ont pas été choisis par quelque publiciste en veine d’imagination. Ils évoquent l’époque des clubs, des banquets, des mutuelles, les organisations ouvrières. Un temps où les défaites ne parvenaient pas à anéantir tout espoir de bâtir une société plus juste, plus fraternelle.
De nouveau, il faut tout reprendre. A notre modeste mesure, nous tâcherons d’y contribuer.
Le rapport de force défavorable à ceux qui produisent les richesses, le brouillage idéologique, l’absence de modèles sur lesquels s’appuyer, le déficit de réflexion stratégique pour construire d’autres possibles, éloignent les perspectives de sortie de crise par le haut. En un mot, la création d’un autre monde possible » est plus éloignée que jamais. Ainsi, la seule perspective qui nous est donnée est de tout recommencer, « par le milieu » (5), de faire entendre le vent d’en bas, de revitaliser d’anciennes solidarités et d’en construire de nouvelles, d’expérimenter d’autres façons de produire, de consommer, de se déplacer, de vivre ensemble. Dans cette recherche les associations prennent naturellement toute leur place.
Mais ce n’est pas suffisant. Les mouvements sociaux renaissants croient pouvoir se suffire à eux-mêmes et esquiver les problèmes politiques qu’ils se sentent impuissants à résoudre. Ils doivent au contraire s’engager dans une réflexion politique qui ne soit limitée ni par l’illusion d’un paradis perdu qu’il s’agirait de retrouver ni par une confiance aveugle en une exemplarité tenant lieu de stratégie.
Car on ne s’évade pas en masse du capitalisme.