Le mythe du corps social
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En 494 avant l’ère vulgaire, la plèbe romaine, qui n’avait alors ni biens ni droits et dont le seul avenir était de mourir à la guerre pour défendre les intérêts des patriciens, se retira sur le Mont Aventin. Là, écrit Tite-Live (59 av.-17 ap. J.-C.) dans son Histoire romaine (II, 32), « sans le moindre chef (sine ullo duce), les plébéiens installèrent leur camp, l’entourèrent d’un fossé et d’un retranchement et n’en sortirent que pour chercher les vivres nécessaires ». Contraints et forcés par cette première sécession de la plèbe, les patriciens envoyèrent Ménénius Agrippa haranguer les plébéiens pour les ramener à la raison : « c’était un homme qui savait parler, précise l’historien romain, et il avait les faveurs de la plèbe dont il était issu ». Ce transfuge leur servit une vieille fable d’Ésope (« L’estomac et les pieds »), dont Socrate avait déjà usé avant lui (Xénophon, Mémorables, II, 3, 18) et qui n’avait d’autre fonction que d’instituer le mythe du corps social et de justifier ainsi la collaboration de classe.
Autrefois le corps humain n’était pas encore solidaire comme aujourd’hui, mais chaque organe était autonome ; il y eut un jour une révolte générale : ils étaient tous furieux de travailler et de prendre de la peine pour l’estomac, tandis que l’estomac, bien tranquille au milieu du corps, n’avait qu’à profiter des plaisirs qu’ils lui procuraient. Ils se mirent donc d’accord : la main ne porterait plus la nourriture à la bouche, la bouche refuserait de prendre ce qu’on lui donnerait, les dents de le mâcher. Le but de cette révolte était de mater l’estomac en l’affamant, mais les membres et le corps tout entier furent réduits dans le même temps à une faiblesse extrême. Ils virent alors que l’estomac lui aussi jouait un rôle actif, qu’il les entretenait comme eux-mêmes l’entretenaient, en renvoyant dans tout l’organisme cette substance produite par la digestion, qui donne vie et vigueur, le sang, qui coule dans nos veines.
La plèbe, à qui n’échappa nullement l’analogie entre l’émeute des parties du corps et sa propre révolte contre les patriciens, entendit raison : en l’échange de « deux magistrats bien à elle [les tribuns de la plèbe], inviolables, qui la protégeraient contre les consuls » et les patriciens, elle reprit le collier. Je ne sais au juste quelle était l’activité gastrique du patriciat romain, mais je tiens pour certain qu’à l’âge du capitalisme moderne, le patronat et la finance ne sont pas des estomacs qui travaillent, mais ce qu’on appelle trivialement de gros bides inutiles, c’est-à-dire des ventres trop lourds pour ne pas être oisifs : de grasses panses qui pendigouillent...