Le mendiant et le voleur
par

Ricardo Flores Magón : El mendigo y el ladrón (Regeneración numéro212 du 13 novembre 1915) traduit de l’espagnol (Mexique) par Gia
Les passants vont et viennent le long de la riante avenue : hommes et femmes parfumés, élégants, insultants. Le mendiant est là, collé contre le mur, la main tendue quémandeuse et, sur ses lèvres, le tremblement d’une supplique servile.
Une aumône, pour l’amour de Dieu !
De temps en temps, une pièce de monnaie tombe dans la main du mendiant, qu’il se hâte de mettre dans la poche en prodiguant des louanges et des remerciements dégradants. Le voleur passe et ne peut s’empêcher de lui lancer un regard de mépris.
Le mendiant s’indigne, car même l’indignité connaît la honte, et grommelle avec irritation :
N’as-tu pas honte, fripon, de faire face à un homme aussi honorable que moi ? Je respecte la loi : je ne commets pas le crime de mettre ma main dans la poche d’autrui. Mes pas sont fermes, comme ceux de tout bon citoyen qui n’a pas l’habitude de circuler sur la pointe des pieds, dans le silence de la nuit, dans la maison des autres. Je peux me montrer à visage découvert ; je ne fuis pas le regard du gendarme ; le riche me considère avec bienveillance et, quand il jette une pièce dans ma sébile, il me tape sur l’épaule en disant : « quel brave homme ! »
Le voleur baisse les bords de son chapeau sur ses yeux, fait un geste de dégoût, scrute les alentours et répond au mendiant :
Vil mendiant, tu n’espères pas que je rougisse devant toi ! Honorable, toi ? L’honneur ne vit pas à genoux, dans l’attente de l’os qu’on lui donnera à ronger. L’honneur est hautain par nature. Je ne sais pas si je suis honorable ou non ; mais je t’avoue que je n’ai pas le courage d’aller supplier le riche pour qu’il me donne, pour l’amour de Dieu, un miette de ce dont il m’a dépossédé. Je viole la loi ? Certes ; mais la loi ne se confond pas avec la justice. Je viole la loi écrite par le bourgeois et cette violation constitue un acte de justice car la loi autorise le riche à voler le pauvre. En cela réside l’injustice. En arrachant au riche une partie de ce qu’il nous a volé, j’accomplis un acte de justice. Le riche te tape sur l’épaule parce que ta servilité, ton abjecte bassesse, lui garantissent la tranquille jouissance de ce qu’il a volé à toi, à moi et à tous les pauvres du monde. Pour le riche, l’idéal serait que tous les pauvres aient une âme de mendiant. Si tu étais un homme, tu mordrais la main du riche qui te jette l’aumône. Je te méprise !
Le voleur crache et disparaît dans la foule. Le mendiant lève les yeux au ciel et gémit :
L’aumône, pour l’amour de Dieu !