Le fusil

mardi 14 juin 2016
par  Gia

Je suis le serviteur de deux bandes : la bande qui opprime et celle qui libère. Je n’ai pas de préférences ; c’est avec la même rage, avec le même crépitement que je tire la balle qui va arracher la vie au soldat de la liberté ou au sbire de la tyrannie.

Des ouvriers m’ont fabriqué pour tuer d’autres ouvriers. Je suis le fusil : arme liberticide quand je suis au service de ceux d’en haut ; arme émancipatrice quand je sers ceux d’en bas.

Sans moi, il n’y aurait pas d’hommes pour dire : « je vaux plus que toi » et, sans moi, il n’y aurait pas d’esclaves pour crier : « à bas la tyrannie ! ».

Le tyran me nomme « appui des institutions ». L’homme libre me caresse tendrement et m’appelle « instrument de rédemption ». Je suis la même chose et, pourtant, je sers aussi bien à opprimer qu’à libérer. Je suis tantôt assassin, tantôt justicier, selon les mains qui me manipulent.

Moi-même, je me rends compte des mains qui me tiennent. Tremblent-elles ? Il n’y a aucun doute : ce sont des mains de sbires. Sont-elles fermes ? J’affirme sans hésiter : « ce sont les mains d’un libertaire ».

Nul besoin d’entendre les cris pour savoir à quelle bande j’appartiens. Il me suffit d’entendre claquer les dents pour savoir que je suis entre les mains des oppresseurs. Le Mal est lâche ; le Bien est courageux. Quand le sbire appuie ma crosse contre sa poitrine pour faire vomir la mort tapie dans la cartouche, je sens son cœur sauter avec violence. C’est parce qu’il a conscience de son crime. On lui a ordonné : « feu ! ». Et la balle traversera peut-être le cœur de son père, de son frère ou de son fils auxquels l’honneur avait ordonné : « rebellez-vous ! ».

J’existerai tant qu’il y aura sur cette terre une humanité assez stupide pour rester divisée en deux classes : celle des riches et celle des pauvres, celle de ceux qui jouissent et celle de ceux qui souffrent.

Quand le dernier bourgeois aura disparu, quand l’ombre de l’autorité se sera dissipée, je disparaîtrai à mon tour. Mes matériaux seront destinés à la construction de charrues et d’outils agricoles, que manipuleront avec enthousiasme les hommes devenus frères.

Ricardo Flores Magón : El fusil (Regeneración numéro 64 du 18 novembre 1911). Traduit de l’espagnol (Mexique) par Gia.