La question de l’organisation II

Enrico Malatesta : Anarchie et organisation
vendredi 21 septembre 2018
par  Gia

Dans le numéro 19 de L’Éclat, nous avions présenté la Plateforme des communistes libertaires (plus connue sous le nom de Plateforme d’Archinov) qui, comme nous l’avions souligné, suscita de vives critiques dans les milieux libertaires lors de sa parution en 1926. Nous nous intéresserons ici à la réponse que lui adressa en 1927 Enrico Malatesta dans une courte brochure intitulée Anarchie et organisation.

Malatesta commence par reconnaître l’intérêt de la démarche des auteurs de la plateforme. En effet, il s’agissait de comprendre pourquoi la révolution avait échoué en Russie, sabordée par les Bolcheviks, alors que le mouvement anarchiste russe ne manquait pas de militants actifs et politiquement formés. Selon Archinov et ses camardes, l’échec des libertaires serait dû à l’absence d’une organisation structurée.

Nécessité de l’organisation

Malatesta partage en partie ce constat en soulignant la nécessité de l’organisation. En premier lieu, l’espèce humaine est une espèce sociale et l’être humain ne saurait vivre isolé. Or l’organisation « n’est que la pratique de la coopération et de la solidarité, elle est la condition naturelle, nécessaire de la vie sociale » (p.3).

Cependant, toute organisation n’est pas bonne à prendre. Soit les humains s’organisent librement dans un esprit de coopération, soit ils sont (ou se croient) incapables de le faire et, dans ce cas, l’organisation qui s’imposera à eux prendra la forme de l’oppression et de l’exploitation des masses par un petit nombre de privilégiés.

C’est contre cet état de fait que luttent les anarchistes : l’anarchisme se fonde sur le principe d’une « organisation libre, créée et maintenue par la libre volonté des associés sans aucune espèce d’autorité, c’est-à-dire sans qu’aucun individu ait le droit d’imposer aux autres sa propre volonté » (p.4).

Pour parvenir à construire cette société libre, il faut s’organiser. L’idée selon laquelle les anarchistes seraient réfractaires à toute forme d’organisation relève du préjugé. Ce qui oppose les différents courants libertaires, ce n’est pas le principe, mais le mode d’organisation.

Selon Malatesta, il est nécessaire que les anarchistes s’organisent pour « influer sur la marche que suivent les masses dans leur lutte pour les améliorations et l’émancipation ». (p.5) Selon lui, la meilleure forme d’organisation du mouvement ouvrier est constituée par le mouvement syndical. En constituant des syndicats, les prolétaires peuvent, non seulement obtenir des améliorations compatibles avec le capitalisme, mais aller vers la révolution. « Mais ce serait une illusion funeste que de croire, comme beaucoup le font, que le mouvement ouvrier aboutira de lui-même, en vertu de sa nature même, à une telle révolution » (p.5).

En effet, les avantages acquis par certains dans le cadre de la société capitaliste, peuvent donner naissance à « de nouvelles classes privilégiées qui s’efforcent de faire supporter, de consolider l’état de choses que l’on voudrait abattre » (p.6). C’est pourquoi le mouvement syndical, livré à lui-même, risque de sombrer dans le conservatisme.

Il est donc nécessaire que les anarchistes s’organisent à l’intérieur et à l’extérieur des syndicats pour construire les conditions de la révolution. Or, la forme de l’organisation doit être conforme à son but. Elle doit être en accord avec les principes de l’anarchisme. Il faut que les organisations anarchistes « sachent concilier la libre action des individus avec la nécessité et le plaisir de la coopération, qu’elles servent à développer la conscience et la capacité d’initiative de leurs membres et soient un moyen éducatif dans le milieu où elles opèrent et une préparation morale et matérielle à l’avenir désiré. » (p.6)

Jusqu’à présent, Malatesta semble être en accord avec les intentions qui ont présidé à la rédaction de la plateforme. C’est la forme d’organisation prônée par Archinov et ses camarades qui fera l’objet des ses critiques. En effet, selon lui, elle conduit à la constitution d’un « organisme autoritaire, centralisateur, étouffant toute libre initiative » (p.6).

Critique de la plateforme d’Archinov

Impossibilité d’une organisation unique

La plateforme visait la constitution d’une Union Générale des Anarchistes qui aurait rassemblé tous les « éléments sains » du mouvement anarchiste. Selon Malatesta, ce projet est voué à l’échec pour quatre raisons :

- les conditions de lutte diffèrent d’un lieu à l’autre ainsi que les possibilités d’action ;

- on ne peut nier les différences de tempérament et les incompatibilités personnelles qui rendent difficiles le regroupement dans une même organisation ;

- l’anarchisme n’est pas un courant politique monolithique ; il admet en son sein différentes tendances qui, si elles s’accordent sur le but à atteindre, n’envisagent pas les mêmes moyens pour y parvenir ; par exemple, comment réunir dans une même organisation les éducationnistes ( qui mettent l’accent sur la transformation graduelle des individus par la propagande) et les partisans d’une action violente contre l’État et ses défenseurs ?

- regrouper les « éléments sains » de l’anarchisme conduirait à excommunier de façon sectaire toutes les tendances non conformes au programme de la plateforme.

Pour Malatesta, ce dernier point est révélateur de la dérive autoritariste de ce projet.

Une dérive autoritariste ?

L’autoritarisme de la plateforme se manifeste plus particulièrement dans la partie organisationnelle du texte :

- la constitution d’un comité exécutif chargé de diriger l’idéologie et l’organisation des groupes revêt un caractère indéniablement autoritaire ;

- la notion de « responsabilité collective » serait une négation de la liberté et de l’indépendance de l’individu ;

- même si tous le membres de cette union sont d’accord sur les principes, il est impossible de parvenir à un accord unanime sur ce qu’il conviendrait de faire en toute circonstance ; les congrès qui décideraient des actions à mener aboutiraient donc à des décisions majoritaires ; on assisterait donc à une prise de pouvoir de la majorité sur la minorité, ce qui est incompatible avec les principes de l’anarchisme : « les anarchistes n’admettent pas le gouvernement de la majorité (démocratie), pas plus qu’ils n’admettent le gouvernement d’un petit nombre (aristocratie, oligarchie ou dictature de classe ou de parti, ni celui d’un seul (autocrate, monarchie ou dictature personnelle) ; (p.11)

- les congrès anarchistes étant peu fréquentés ( n’y participent que ceux qui ont le temps et les moyens de se déplacer), la majorité issue des congrès serait encore moins représentative que celle des parlements bourgeois ;

- s’il arrive que la minorité doive parfois se conformer à l’avis de la majorité, cela ne peut légitimement se faire que par un accord libre et spontané et non sous l’effet d’un règlement organisationnel.

Quelle organisation pour les anarchistes ?

Malatesta, on l’a vu, ne nie pas la nécessité de l’organisation. S’il critique la plateforme, c’est parce qu’il estime qu’elle s’éloigne des conceptions fondatrices de l’anarchisme. Comment s’organiser ? Selon lui, toute organisation anarchiste doit respecter certains principes :

- autonomie et indépendance des individus et des groupes ;

- libre accord entre ceux qui participent à une action commune ;

- liberté totale d’opinion et d’action dans l’organisation tant que les actes et les paroles ne sont pas en contradiction avec le programme accepté (par exemple : on ne peut admettre qu’un militant anarchiste tienne des propos racistes ou sexistes) ;

- les congrès ne doivent pas avoir de fonction décisionnaire ; ils se contentent de proposer des analyses et suggèrent sans imposer ;

- refus du fétichisme organisationnel : l’organisation n’a de valeur qu’en tant qu’elle est utile : « quand elle n’est plus capable d’une mission utile, le mieux est qu’elle meure » (p.14).

Enrico Malatesta : Réponse à la plateforme- Anarchie et organisation. Édité par le Goupe 19 juillet (distribué chez Publico).
La brochure est disponible sur le site de la CLA.


Documents joints

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