La question de l’organisation

I La plateforme des communistes libertaires
dimanche 2 septembre 2018
par  Gia

Le mouvement libertaire ne peut évacuer la question de l’organisation ou, plus précisément, les questions qui se posent inévitablement dès que les anarchistes tentent de se coordonner : Faut-il s’organiser ? Les mouvements sociaux se suffisent-ils à eux-mêmes ? Peut-on s’organiser sans faire apparaître des hiérarchies conscientes ou inconscientes ? Comment décider collectivement ? Toute organisation est-elle condamnée à la fossilisation ?

Sans prétendre répondre à toutes ces questions, nous tenterons de les aborder dans une série d’articles dont certains feront suite aux débats que nous menons lors de nos réunions.

La plateforme d’Archinov

En 1926, un groupe d’anarchistes russes en exil en France (dont Nestor Makhno et Piotr Archinov) tirent un bilan de l’échec de la Révolution Russe. Ils publient un texte intitulé Plateforme des communistes libertaires qui suscita de vives réactions de la part de Voline (autre anarchiste russe exilé) et de Sébastien Faure, avec qui il fonda la Synthèse anarchiste dont nous traiterons dans un prochain article. Même si elle fit débat chez les libertaires, cette conception de l’organisation eut une influence indéniable sur une fraction non négligeable du mouvement anarchiste et mérite d’être examinée en détail.

La plateforme part d’un constat : il existe une contradiction entre la force des idées libertaires et l’état misérable du mouvement anarchiste mis en évidence par l’échec de la révolution russe. Cette situation est attribuée à une « désorganisation générale chronique » qui aurait sa source dans une « fausse interprétation du principe d’individualité » confondu avec l’absence de toute responsabilité. Cet individualisme forcené conduit à refuser toute idée d’organisation au nom des « principes immuables de l’anarchisme et de ses maîtres ». Or les auteurs de la plateforme s’appuient sur Bakounine et Kropotkine pour tenter de démontrer la nécessité d’une organisation anarchiste dotée d’une « ligne générale tactique et politique », c’est-à-dire d’un « programme homogène ». Ce faisant, les partisans de la plateforme réfutent la Synthèse anarchiste, qui tente de rassembler les différentes tendances libertaires, car elle serait vouée à l’échec. De même, la « méthode anarcho-syndicaliste » serait insuffisante car, centrée uniquement sur la pénétration dans le mouvement ouvrier, elle ne permettrait pas de résoudre le problème de l’organisation.

La plateforme propose donc un programme cohérent destiné à fonder une Union Générale des Anarchistes. Elle se décline en trois temps : une partie générale, une partie constructive et une partie organisationnelle.

1. La partie générale

La lutte des classes est conçue comme étant le moteur de l’histoire. En effet, « il n’y a pas d’humanité UNIE. Il y a une humanité des classes ; esclaves et maîtres ». L’ordre social est donc fondé sur la violence et la domination. En conséquence, seule une « révolution sociale violente » permettra de transformer la société capitaliste en une « société de travailleurs libres ».

L’anarchisme n’est donc pas un humanisme abstrait : il est le produit de la lutte des classes qui doit aboutir au communisme libertaire, c’est-à-dire à une société « libre et non étatiste ». Les théoriciens de l’anarchisme (Bakounine, Kropotkine, etc.) n’ont rien inventé : ils n’ont fait que préciser et répandre une idée née dans les masses et conforme à leurs besoins. Cette idée communiste libertaire peut se résumer à un principe : « de chacun ses moyens à chacun selon ses besoins ».

Les communistes libertaires réfutent à la fois la démocratie (« une des formes de la société capitaliste ») et le principe d’autorité prôné par les bolcheviks qui prétendaient fonder un « État prolétarien ». En effet, tout État conduit nécessairement à l’exploitation et à l’asservissement des masses. L’État doit donc être remplacé par un « système fédéraliste des organisations de production et de consommation » qui exclut « aussi bien l’organisation de l’Autorité que la dictature d’un parti quel qu’il soit ».

Les forces sociales révolutionnaires qui permettent de construire cette société sont « la classe ouvrière des villes, les masses paysannes et l’intelligentsia laborieuse ». Les bolcheviks croyaient que les masses étaient incapables de mener par elles-mêmes une activité révolutionnaire créatrice et qu’un parti devait les guider. Pour les plateformistes, au contraire, les masses portent en elles-mêmes le projet révolutionnaire. Elles se passent donc de dirigeants. Il est cependant nécessaire de contribuer à leur organisation consciente. En effet, les masses expriment spontanément des tendances anarchistes dans leurs mouvements sociaux. Cependant ces tendances restent éparpillées. Le rôle de l’organisation anarchiste est de les coordonner de façon cohérente. Or il ne faut pas confondre « cette force théorique motrice avec la direction politique des partis étatistes qui aboutit finalement au pouvoir d’État ». L’organisation anarchiste doit œuvrer dans deux directions :
- construction d’organisations spécifiques communistes libertaires issues de la « sélection et du groupement des forces révolutionnaires ouvrières et paysannes »
- regroupement des ouvriers et paysans sur une base économique de production et de consommation.

Ce dernier point soulève la question du syndicalisme. Selon les plateformistes, l’opposition entre le communisme libertaire et le syndicalisme est purement artificielle. Le syndicalisme révolutionnaire n’a pas de théorie propre. Il n’est qu’une des formes de la lutte des classes à laquelle les communistes libertaires doivent participer. Il s’agit d’entrer dans les syndicats en tant que force organisée pour orienter le syndicalisme dans un sens libertaire.

2 La partie constructive

Cette partie envisage les tâches qui seront à accomplir dès le premier jour de la révolution. Le préalable sera la destruction totale de « l’édifice étatique de la société capitaliste ». La première urgence portera sur l’organisation de la production industrielle dans le sens du communisme libertaire. Dès les débuts de la révolution, il s’agira d’abolir le salariat et l’exploitation de sorte que chaque participant à la nouvelle production reçoive « tout ce dont il a besoin sur une base égale pour tous ». La plateforme récuse toute idée d’une période de transition au cours de laquelle l’État et le capital survivraient d’une manière ou d’une autre. D’emblée, la production doit être totalement autogérée.

La seconde tâche sera d’organiser la consommation et la répartition des produits. Cette tâche sera assurée par les coopératives ouvrières et paysannes selon le principe de la satisfaction des besoins de tous. Cependant, les plateformistes n’ignorent pas les difficultés qui pourront se présenter dans les premiers temps de la révolution. Si la nouvelle société « prend sur elle-même l’obligation de s’occuper des besoins vitaux de tous », il peut arriver que la quantité de produits à répartir soit insuffisante. Dans ce cas, la répartition se fera selon le « principe de la plus grande urgence : c’est-à-dire en premier lieu aux enfants, aux malades et aux familles ouvrières ».

De même que la production industrielle, la terre doit être propriété commune des travailleurs et ne doit pas servir de moyen d’exploitation d’autrui. Cependant, à la différence de l’industrie, la production agricole s’est souvent faite individuellement ou en famille. Chez les paysans, certaines habitudes sont ancrées. Les collectivisations, pourtant nécessaires, ne pourront s’effectuer de force : « Ce seront les paysans révolutionnaires qui établiront eux-mêmes la forme définitive de l’exploitation et de l’usufruit de la terre. Aucune pression du dehors n’est possible sur cette question. » Les plateformistes font confiance à la propagande et aux liens solidaires qui s’établiront entre ouvriers et paysans pour parvenir à la collectivisation.
La dernière tâche à envisager est celle de la défense de la révolution qui devra faire face aux attaques armées du capitalisme. Il faudra créer des « contingents révolutionnaires militaires déterminés », mais en refusant le principe « d’une armée étatiste fondée sur le service militaire obligatoire ». Néanmoins, l’armée révolutionnaire, en période de guerre civile, devra se doter d’un « commandement commun » et d’un « plan commun d’opérations ». Dans ce cadre, comment empêcher l’étatisation et la hiérarchisation de cette armée ?

La plateforme pose plusieurs principes qui sont censés servir de garde-fous contre une dérive autoritaire :

- caractère de classe de cette armée

- volontariat (« toute contrainte sera absolument exclue de l’œuvre de défense de la révolution »)

- libre discipline ou auto-discipline

- soumission de l’armée aux organismes ouvriers et paysans (conseils, soviets…)

3 La partie organisationnelle

Les principes exposés plus haut constituent la base théorique sur laquelle peuvent se regrouper les « éléments sains du mouvement anarchiste » en une seule organisation : l’Union Générale des Anarchistes. Celle-ci devrait se conformer à certains principes généraux d’organisation :

- L’unité théorique : Il s’agit de regrouper les communistes libertaires, à l’exclusion de toute autre tendance de l’anarchisme (individualisme par exemple).

- L’unité tactique ou méthode collective d’action qui s’imposerait à tous les membres et à tous les groupes constitutifs de l’union.

- La responsabilité collective : Il s’agit ici de rejeter « l’individualisme irresponsable » en affirmant comme principe que « l’Union toute entière sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de chaque membre ; de même, chaque membre sera responsable de l’activité révolutionnaire et politique de toute l’Union ».

- Le fédéralisme : La plateforme, dans la plus pure tradition anarchiste, réfute toute organisation centralisée dont les conséquences inévitables sont l’asservissement et l’amoindrissement de l’esprit critique. Elle prône donc le fédéralisme « qui concilie l’indépendance et l’initiative de l’individu ou de l’organisation avec le service de la cause commune ». Mais les plateformistes s’opposent à ce qu’ils considèrent comme une déformation du principe fédéraliste confondu avec le « droit de manifester son ego, sans l’obligation de tenir compte des devoirs vis-à-vis de l’organisation ». Si le fédéralisme signifie « la libre entente des individus et d’organisations pour un travail collectif orienté vers un but commun », il implique que les membres participant à cette entente se conforment aux décisions prises en commun. L’organisation anarchiste supposerait donc des « devoirs organisationnels déterminés » qui s’imposeraient à ses membres.

4 Quelle réception dans les milieux anarchistes ?

La plateforme eut une influence indéniable sur certaines organisations anarchistes. Ce fut le cas, en France, de l’Organisation Révolutionnaire Anarchiste et de l’Union des Travailleurs Communistes Libertaires dans les années 70. Aujourd’hui, Alternative Libertaire s’inscrit dans une tradition plateformiste.

Cependant, dès sa parution, la plateforme des communistes libertaires suscita de vives réactions. Dans notre prochain article consacré à la question de l’organisation, nous nous pencherons sur la réponse à la plateforme que publia Errico Malatesta sous le tire Anarchie et organisation.