La morale anarchiste de Kropotkine

Pierre Kropotkine : La morale anarchiste (édition Mille et Une Nuits) disponible à la bibliothèque de la CLA
mardi 10 février 2015
par  Gia

De prime abord, l’idée même d’une morale anarchiste a de quoi surprendre. En effet, ce que l’on nomme communément morale renvoie à un ensemble de valeurs, de commandements et d’interdits associés au sentiment de culpabilité. Rien de cela dans ce texte de Pierre Kropotkine publié en 1889. Selon lui, la morale anarchiste n’ordonnera rien. Elle se refusera absolument de modeler l’individu selon une idée abstraite, comme elle refusera de le mutiler par la religion, la loi et le gouvernement. Elle laissera la liberté pleine et entière à l’individu. Il ne s’agit donc pas d’imposer des valeurs auxquelles nous devrions nous conformer, mais de constater simplement ce que l’instinct nous commande et d’en tirer les conséquences.

Une morale naturelle.

Selon Kropotkine, c’est dans la nature que l’on doit chercher les fondements de la morale. L’observation du monde animal met en évidence un fait indiscutable : le bien s’identifie à ce qui est utile à la préservation de l’espèce. Le darwinisme social, qui voit dans la lutte pour l’existence le moteur de l’évolution, commet une erreur fondamentale ( qui s’explique en partie par un aveuglement idéologique). Ce que l’on constate au contraire, dans toutes les espèces, c’est un sentiment de solidarité qui se manifeste par l’entraide. Pour cela, il faut observer les sociétés animales non pas en bourgeois intéressé, mais en observateur intelligent. L’entraide instinctive entre les membres d’une même espèce, renforcée par l’habitude, est donc à l’origine du sens moral.

Ce sentiment naturel, fondé sur la sympathie qui nous conduit à sentir ce que l’autre ressent, aboutit à un principe simple : fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances.

L’imposture des morales transcendantes.

Les morales d’origine religieuse, si elles ont bien perçu l’importance de ce principe, l’ont totalement perverti. D’abord, en le travestissant en injonction venue d’en haut : c’est la crainte du châtiment divin qui devrait nous inciter à ne pas causer de tort à nos semblables. Ensuite, en opposant l’altruisme (identifié au bien) à l’égoïsme (foncièrement mauvais). Les morales laïques, en se contentant de remplacer Dieu par la conscience, ne constituent pas un progrès véritable : l’individu reste soumis à une morale contraignante et culpabilisatrice.

Le dépassement de l’opposition altruisme/égoïsme.

Les utilitaristes, en identifiant le bien à l’utile sont plus près de la vérité. Mais ils se trompent lorsqu’ils croient que l’homme reste placé devant un choix : satisfaire son intérêt égoïste ou se sacrifier pour l’intérêt général. Contre cela, il faut d’abord reconnaître le fonds d’égoïsme qui anime toute action altruiste : si j’agis, de façon apparemment désintéressée, pour le bien d’autrui, c’est parce que j’éprouve une forme de satisfaction ( comme le remarquait Striner : même mon sacrifice me procure une satisfaction égoïste). De même, si l’intérêt de l’individu avait été radicalement opposé à celui du groupe, aucune espèce n’aurait survécu. C’est dans notre société, fondée sur la domination et l’exploitation, que l’intérêt des unEs est en contradiction avec celui des autres. Dans une société réellement libre et égalitaire, l’individu, tout en poursuivant son intérêt bien compris, œuvrera spontanément à l’intérêt général.

Deux niveaux de la morale.

La morale anarchiste, répétons-le, ne peut prendre la forme d’un ensemble d’interdits ou de commandements. Elle se limite à des conseils que chacunE sera libre de suivre ou d’ignorer. Celles et ceux qui doutent de leurs forces, qui ne se sentent pas en mesure de vivre de grandes jouissances ni de grandes souffrances pourront se contenter des simples principes de l’équité égalitaire. En vivant des relations égalitaires avec les autres, ces individus connaîtront la plus grande somme de bonheur possible compte-tenu de la médiocrité de leurs forces. Pour les autres, on peut envisager une forme de morale supérieure : elle consiste en un débordement de force et d’énergie qui conduit à lutter contre l’iniquité, le mensonge et l’injustice. Cette morale de la profusion permet de mener une vie plus intense car la lutte c’est la vie, d’autant plus intense que la lutte sera plus vive.