LES PERSONNES COURBES

mardi 14 juin 2016
par  Janela

Jesús Lizano (1931-2015), poète et penseur libertaire espagnol. À l’âge de 80 ans, il se définissait ainsi : « Je suis irrémédiablement poète. […] Je n’ai jamais voté. Je suis anarchiste poétique : ma patrie c’est le monde, ma famille c’est l’humanité. » L’intégralité de son œuvre est réunie dans deux volumes intitulés Lizania.

Ma mère disait : moi j’aime les personnes droites.

Moi j’aime les personnes courbes,
les idées courbes,
les chemins courbes,
car le monde est courbe
et la terre est courbe
et le mouvement est courbe ;
et j’aime les courbes
et les seins courbes
et les culs courbes,
les sentiments courbes ;
l’ivresse : elle est courbe ;
les mots courbes :
l’amour est courbe ;
le ventre est courbe ! ;
le divers est courbe.

Moi j’aime les mondes courbes ;
la mer est courbe,
le rire est courbe,
la joie est courbe,
la douleur est courbe ;
les raisins : courbes ;
les oranges : courbes ;
les lèvres : courbes ;
et les rêves ; courbes ;
les paradis, courbes
(il n’est d’autres paradis) ;
moi j’aime l’anarchie courbe.
Le jour est courbe
et la nuit est courbe ;
l’aventure est courbe !

Et je n’aime pas les gens droits,
le monde droit,
les idées droites ;
moi j’aime les mains courbes,
les poèmes courbes ;
les heures courbes ;
contempler est courbe !
(en ce que l’on peut contempler les courbes
et connaître la terre) ;
les instruments courbes,
pas les couteaux, pas les lois :
je n’aime pas les lois car elles sont droites,
je n’aime pas les choses droites ;
les soupirs : courbes ;
les baisers : courbes ;
les caresses : courbes ;

Et la patience est courbe.

Le pain est courbe
et la mitraille droite.

Je n’aime pas les choses droites
ni la ligne droite :
toutes les lignes droites
se perdent ;
je n’aime pas la mort car elle est droite,
c’est la chose la plus droite, ce qui se cache
derrière les choses droites ;
ni les maîtres droits
ni les maîtresses droites :
moi j’aime les maîtres courbes
et les maîtresses courbes.
Pas les dieux droits :
qu’ils nous libèrent, les dieux courbes des dieux droits !

Les toilettes sont courbes,
la vérité est courbe,
je ne supporte pas les vérités droites.
Vivre est courbe,
la poésie est courbe,
le cœur est courbe.
Moi j’aime les personnes courbes
et je fuis, comme la peste, les personnes droites.

Jesús Lizano

Jesús Lizano, « Las personas curbas », dans Antología Anarquista, Gato Negro editorial, Bogota, 2013.

Traduit de l’espagnol par Janela