Jean-Marie Guyau Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction
par

La question morale ne peut être négligée par les anarchistes. En effet, nous luttons contre toute forme d’autorité et, de ce fait, nous ne pouvons accepter la domination de principes transcendants comme le Bien ou le Mal et encore moins la soumission à des injonctions d’origine politique ou religieuse. Pour les anarchistes, le Bien et le Mal n’existent pas, ou plutôt n’existent qu’en tant qu’illusions conduisant à affaiblir la puissance d’agir des individus. Malgré cela, nous ne pouvons nier que nous nous imposons parfois certaines actions et que ces actions nous apparaissent comme relevant d’une sorte de devoir. Si nous rejetons les morales contraignantes, nous ne sommes par pour autant étrangers à toute préoccupation éthique : en tant qu’anarchiste, j’ai bien conscience qu’il y a des choses que je ne dois pas faire (par exemple : exploiter d’autres humains) et d’autres qui m’apparaissent comme devant être faites (par exemple : m’engager dans les luttes de mon temps). Nous ne pouvons donc rejeter absolument le concept de devoir. Si nous l’acceptons, se pose alors la question de savoir ce qui peut le fonder. Dans le numéro 6 de l’Éclat (octobre 2012), nous avions présenté un bref résumé de la Morale anarchiste de Pierre Kropotkine. Dans ce texte, l’auteur propose quelques pistes pour une morale non contraignante en se référant à l’œuvre de Jean-Marie Guyau (1854-1888). Il ne nous semble pas inutile aujourd’hui de revenir à la source et d’examiner les arguments de ce philosophe et poète dont, semble-t-il, s’inspira Nietzsche.
Une morale non contraignante
L’esquisse d’une morale sans obligation ni sanction fut publiée en 1884. Le texte pose d’emblée la problématique qui servira de fil conducteur à l’auteur : il s’agit de dresser les fondements d’une morale qui présentera une sorte d’équivalent du devoir, sans s’imposer comme une obligation contraignante et sans aboutir à une sanction (fût-elle de l’ordre du remords). D’inspiration évolutionniste, tout comme le fera Kropotkine en 1889, Guyau met en œuvre une méthode qui se résume à trois principes :
rejeter toute loi antérieure et supérieure aux faits : aucun principe transcendant ne doit déterminer le devoir ou son équivalent ;
partir des faits pour en tirer une loi : la loi n’est qu’une généralisation issue de l’examen objectif de ce qui est ;
partir de la nature pour en tirer une moralité : il s’agit donc d’esquisser une morale naturelle (naturel signifiant ici à la fois ce qui se distingue de l’artifice et ce qui est spontané).
La profusion comme loi
Le premier fait essentiel dont chacun peut faire le constat est le suivant : les êtres humains sont des êtres vivants, pensants et sentants. Ces trois caractéristiques permettent d’affirmer que c’est la vie elle-même qui doit fournir les principes de notre conduite. À partir de là, il est possible de dégager un premier principe d’action qui sera à la fois conscient (il relève de la réflexion) et inconscient (il relève de la spontanéité). Que nous impose la vie ? De mener la vie la plus intensive et la plus extensive possible sur le plan physique et mental. Autrement dit, la vie est à elle-même sa propre loi. Son principe est la profusion.
Concrètement, quel devoir m’impose la vie ? Celui de vivre le plus intensément possible et de développer autant que je peux ma vitalité, ma pensée et ma sensibilité, autrement dit (pour reprendre une formulation spinoziste) de développer ma puissance d’agir.
Altruisme/égoïsme : un faux débat
On pourrait croire que ce principe vital conduirait les individus à s’affronter les uns les autres dans une sorte de lutte pour l’existence. Pour rétablir l’harmonie, les moralistes de tout poil n’ont d’autre recours que de se référer à une loi supérieure qui imposerait aux individus de se sacrifier pour le bien du plus grand nombre.
Or, pour Guyau, c’est à la vie de régler la vie et c’est la vie qui, spontanément, permet de dépasser l’opposition trompeuse entre l’altruisme et l’égoïsme. L’expansion de la vie individuelle la pousse à se répandre en autrui et pour autrui selon les trois aspects qui constituent sa nature :
sur le plan physique : la vie fait naître le besoin d’engendrer d’autres individus ;
sur le plan de l’intelligence : elle produit celui de partager sa pensée ;
sur le plan de la sensibilité : elle conduit au partage de la joie et de la douleur.
C’est donc une impulsion vitale qui nous pousse vers autrui : une force demandant à s’exercer spontanément et qu’aucune loi transcendante ne nous impose de l’extérieur.
Les trois équivalents du devoir
Ce principe vital permet de définir ce que Guyau nomme des équivalents du devoir. Chaque équivalent est tiré de ce qui nous constitue comme êtres vivants, pensants et sentants.
Le premier équivalent du devoir est la conséquence du fait que nous sommes des êtres vivants. Que dois-je faire ? Exercer ma puissance d’agir. Je ne peux laisser en germe mes potentialités d’action. La vie m’impose d’agir dans la limite de mes facultés. Guyau résume ce principe en une formule claire : « je peux, donc je dois ».
Le deuxième équivalent du devoir part du fait que nous sommes des êtres pensants. Il impose l’identité de la pensée et de l’action. Toute pensée doit se transformer en acte. Que dois-je faire ? Mes pensées ne doivent pas rester lettres mortes. Je dois transformer ma pensée en action.
Le troisième équivalent du devoir se fonde sur notre existence comme êtres sensibles. Le développement de l’espèce conduit à une fusion croissante des sensibilités qui détermine le caractère toujours plus sociable des plaisirs élevés.
On voit donc qu’activité, intelligence et sensibilité forment une pression qui s’exerce dans un sens altruiste : tout dans notre nature nous conduit vers l’autre.
Quelle sanction ?
De même que la vie se fait son obligation d’agir par sa puissance d’agir, elle se fait sa sanction par son action même : plus elle agit, plus elle jouit de soi ; moins elle agit, moins elle jouit. Aucune autorité (fût-elle morale) ne nous inflige de sanction : « nulle main ne nous dirige, nul œil ne voit pour nous » (Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, p. 217).
Quel intérêt ?
Si l’on va à l’essentiel, il nous semble que l’on peut tirer quelques points forts de la thèse de Guyau :
il n’existe aucun principe moral transcendant que l’on doive s’imposer de façon contraignante ;
mais une sorte de devoir s’impose spontanément à nous : celui de vivre le plus intensément possible ;
cet équivalent du devoir, loin de nous opposer aux autres, nous conduit au partage et nous pousse vers autrui ;
ce devoir ne crée aucune sanction si ce n’est qu’une vie non vécue est source de frustration et qu’une vie intense se satisfait d’elle-même.
Jean-Marie Guyau, Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction. Ed. Allia