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Histoire du mot autogestion
mardi 10 février 2015, par
Calque du serbo-croate samoupravlje (samo étant l’équivalent du préfixe auto- et upravlje correspondant à gestion : en russe, сам [sam] signifie « soi-même » et управление [upravljenje] « direction », « administration », « gouvernement » ou « gestion »), le mot autogestion, synonyme du plus ancien gestion ouvrière, a été maladroitement formé au cours des années 50, sur le modèle de cogestion (vers 1900), à l’aide d’un élément grec et d’un élément latin : le pseudo-pronom réfléchi auto- (du grec αὐτός, « même », « lui-même »), qui sert de complément au nom qui suit (« de lui-même », « par lui-même », « pour lui-même », etc.) ; et le nom gestion, qui vient du latin gero, is, ere, gessi, gestum (« porter », « prendre en charge », « accomplir », « administrer », « diriger »).
Entré dans les dictionnaires français à partir de 1960, le mot a tout d’abord servi à désigner le mode de gestion des entreprises d’État institué en Yougoslavie par la « loi fondamentale » de Tito, suivant laquelle celles-ci seraient désormais administrées « par les collectifs ouvriers dans le cadre du plan économique d’État », tout en restant soumise au directeur de l’entreprise (désigné par l’État), qui exécuterait les plans étatiques, embaucherait et licencierait, répartirait les postes et veillerait à la discipline dans le travail. C’est Georges Lasserre qui a vulgarisé en France la connaissance et le nom de ce mode de gestion dans un petit livre intitulé L’entreprise socialiste en Yougoslavie : autogestion ouvrière, coopératives, gestion sociale (Paris, 1964) et dans un article (« Où en est l’autogestion yougoslave ? ») paru dans la Revue économique 15 (1964) ; suivi de près par Jean Teillac (Autogestion en Algérie, Paris, 1965). Mais nul n’a autant contribué au succès de ce mot que les fondateurs de la revue Autogestion (1966-1986) et, parmi eux, le trotskyste Michel pablo (1911-1996), qui en a rédigé le n° spécial L’autogestion en Algérie (1967) et a publié, dans l’organe de la tendance marxiste-révolutionnaire de la ive internationale (Sous le drapeau du socialisme 45 [1968]), un article sur mai 1968 intitulé « L’autogestion comme mot d’ordre d’action » : « On n’a jamais parlé autant de l’autogestion dans un pays capitaliste, qu’actuellement en France. Dans l’espace de quelques semaines l’idée de l’autogestion a tenté les milieux les plus divers [...]. Certes, le contenu que chacun donne à l’autogestion n’est pas le même. Mais le dénominateur commun à tous ceux qui parlent de participation consiste dans le fait que tous admettent la nécessité de la participation démocratique des producteurs et des citoyens à la gestion de la vie économique, politique et sociale du pays. Ce qui les différencie, c’est naturellement l’ampleur et la forme concrète que doit prendre cette participation à la gestion [...].
En réalité, seuls le PSU et en partie la CFDT ont parlé d’autogestion, ainsi que des groupes anarcho-communistes ». Marginale avant 1968, la référence à l’autogestion s’est ainsi imposé dans la France des années soixante-dix : en réaction à la ligne autoritaire et centralisatrice du PCF et de la CGT, tout un pan de la gauche politique (y compris le PS avec ses « quinze thèses sur l’autogestion » des 21-22 juin 1975), syndicale et associative s’en est donc réclamé, si bien que la signification du terme est demeurée très diffuse, ainsi que le remarquait l’anarchiste Maurice Joyeux en 1972 (Autogestion, gestion ouvrière, gestion directe, Paris, 1972) : « ce terme d’autogestion est resté une formule aux contours imprécis. Les marxistes d’opposition ont bien essayé d’en déterminer quelques aspects en se référant aux expériences yougoslaves ou algériennes, mais les articulations bureaucratiques qu’ont supportées ces expériences ont limité leur champ qui, de toute manière, s’inscrivait dans un schéma qui maintenait la centralisation et les hiérarchies sans aucun rapport avec l’idée qu’un anarchiste se fait du socialisme ». Il lui incombait donc de préciser les contours de cette formule en en fixant l’acception anarchiste (« L’autogestion pour quoi faire ? », Autogestion [janvier 1973]) : « L’autogestion suppose la gestion de l’entreprise par l’ensemble du personnel qui y travaille. Mais l’autogestion n’a d’intérêt pour les travailleurs de cette entreprise que si elle modifie radicalement leurs conditions d’existence [...]. Gérer en commun une entreprise alors que celle-ci conserve ses structures de classes consisterait pour le personnel à gérer sa propre aliénation [...].
En un mot l’autogestion, pour nous anarchistes, suppose la suppression de tous les privilèges au sein de l’entreprise et l’égalité sur tous les plans, économique, social, moral ».