Expropriation
par

Expropriación
Regeneración numéro 68 du 16 décembre 1911
Traduit de l’espagnol par Gia
Les peones s’étaient réunis la veille. Ce n’était pas une vie : les patrons n’avaient jamais été aussi insolents et exigeants. Il fallait en finir une fois pour toutes. L’homme qui avait discuté avec eux quelques semaines auparavant avait raison : les patrons sont les descendants de ces bandits qui avaient débarqué avec des intentions belliqueuses, sous prétexte de les civiliser et qui avaient dépossédé de leurs terres leurs ancêtres indiens pour les transformer en peones. Quelle vie avaient-ils dû subir depuis des siècles ! Ils devaient se résigner à accepter du maïs et des haricots charançonnés pour toute nourriture, eux qui faisaient lever d’abondantes récoltes ! Une bête mourait-elle dans un champ ? C’était la seule fois où ils pouvaient goûter de la viande ; une viande déjà pourrie que le patron faisait payer au prix fort. Y avait-il de belles femmes parmi les esclaves ? Le patron et ses fils avaient le droit de les violer. Un peon protestait-il ? Il se retrouvait enrôlé de force dans l’armée pour défendre le système qui les tyrannisait.
Voilà huit jours qu’ils avaient rencontré cet homme dont on ne savait d’où il venait ni où il allait. Il était jeune. Ses mains, fortes et dures, montraient sans ambiguïté qu’il était un travailleur. Mais l’étrange lueur des ses yeux laissait deviner que quelque chose brûlait derrière ce front tanné par les intempéries et traversé par un sillon qui lui donnait l’air d’un homme intelligent et réfléchi. Il leur avait parlé ainsi : « Frères de misère, relevez la tête. Nous sommes des êtres humains, égaux aux autres êtres humains qui peuplent cette terre. Notre origine est commune et la terre, cette vielle terre que nous arrosons de notre sueur, est notre mère commune. C’est pour cela que nous avons droit à la nourriture qu’elle nous donne, au bois de ses forêts et à l’eau de ses sources, nous tous sans exception, à une seule condition : que nous la fécondions et l’aimions. Ceux qui se prétendent possesseurs de la terre sont les descendants de ces bandits qui renversèrent nos ancêtres, par le feu et le sang, il y a quatre siècles. Ce sont ces actes incendiaires, cette boucherie en gros, ces viols sauvages que l’histoire consigne sous le nom de Conquête du Mexique. Cette terre est à nous, compagnons de misère : prenons-la, pour nous et nos descendants ! »
Depuis ce jour, les peones ne parlaient que de cela : prendre la terre, l’enlever aux patrons par tous les moyens. Il fallait prendre la terre, s’approprier la récolte, envoyer les patrons au diable et continuer à travailler, enfin libérés de ces sangsues. A partir de maintenant, tout appartiendrait à ceux qui travaillent.
Dès lors, les patrons remarquèrent que les peones n’ôtaient plus leurs chapeaux en leur présence, et qu’il y avait une digne fermeté dans leurs regards : ils pressentirent la catastrophe. Quand l’humble relève la tête, l’arrogant la baisse. L’esprit de révolte, endormi depuis tant d’années dans les robustes poitrines des esclaves, avait été réveillé par les paroles sincères du jeune propagandiste. On conspirait dans les chaumières. Réunis autour de la lampe, paysans et paysannes discutaient les paroles du jeune agitateur. « Bien sûr, la terre est notre mère commune et elle doit nous appartenir. Mais comment faire pour l’obtenir ? » demandaient les plus irrésolus. « Nous la demanderons au gouvernement » conseillaient ceux qui passaient pour raisonnables. Mais les jeunes, et surtout les femmes, protestaient contre ces solutions de lâches et votaient pour l’usage de la violence.
« Rappelez-vous- disaient les plus exaltés- que chaque fois que nous avons demandé justice ou protesté contre quelque infamie de nos patrons, le gouvernement s’est saisi des meilleurs d’entre nous pour les enfermer dans des prisons ou dans des casernes ». Alors, faisant appel à leur mémoire, tous ces hommes et toutes ces femmes exposaient des exemples du même ordre, qui donnaient raison aux exaltés. Ils se souvenaient de Juan, qui fut tiré de sa chaumière en pleine nuit et fusillé à quelques pas de chez lui, uniquement parce qu’il n’avait pas permis que le patron abuse de sa compagne. Les esprits s’enhardissaient au souvenir des infamies passées et présentes. Un boiteux dit : « J’ai perdu ma jambe et mon bras en servant sous les ordres de Madero1 et me voici, en charge de famille, sans savoir si demain mes enfants auront un morceau de tortilla à se mettre sous la dent. »
Un autre raconta : « Aujourd’hui, le patron m’a ordonné de tuer les cinq poules que j’ai dans mon poulailler, sans quoi il les prendrait pour la hacienda ». Un autre, encore, expliqua : « Hier, ma fille m’a dit que le fils du patron menaçait de faire en sorte que son père m’envoie en prison si elle lui refusait de se donner à lui ».
Les mêmes conversations se répétaient dans toutes les chaumières. On parlait de la dureté du travail, de la paye de misère et, en grelottant, on s’approchait du feu. On se mit d’accord pour tenir une réunion générale.
Celle-ci eut lieu la nuit, dans un vallon proche. Le froid était intense, mais cette masse humaine ne le sentait pas : le désir de liberté brûlait dans toutes les poitrines. Les « prudents » plaidaient encore pour envoyer une délégation au gouvernement afin de réclamer la terre pour tous. Un clameur formidable se levait alors : « Non ! Nous ne voulons pas négocier avec nos bourreaux ! Mort au gouvernement et mort aux riches ! » Et les femmes, avec leurs enfants dans les bras, parlaient de la faim et du dénuement qu’ils subissaient à cause de la lâcheté des hommes. « Plus de famine ! » cirait-elles. « Prenons la hacienda ! » criaient-elles encore. Et les maîtres se barricadaient, menaçants. Les guenilles flottaient en l’air comme de noirs drapeaux de vengeance. Les falaises amplifiaient l’intensité de cette formidable clameur. « A la maison de la hacienda ! » crièrent quelques femmes et elles s’engagèrent dans un chemin vertigineux vers la ferme, d’où le vent apportait l’aboiement de chiens inquiets, comme si ces derniers devinaient l’acte grandiose de justice sociale qui s’accomplirait quelques minutes plus tard.
Les hommes suivirent les femmes, arrivèrent à la ferme, prirent leurs pioches, leurs pelles, tout ce qu’ils purent et poursuivirent, tapis dans l’ombre, leur chemin vers la maison des maîtres...
Un tir serré reçut les assaillants, mais quelques flèches Regeneración, bien dirigées, rasèrent la forteresse des bourgeois en quelques minutes, faisant périr dans leurs ruines ces bandits qui par le feu et le sang, par le viol des virginités, avaient dépouillé de leur terre les Indiens quatre siècles auparavant...
Quand les fumés de l’incendie se dissipèrent, une clarté semblable à des pétales de roses dilués dans le lait commença à apparaître à l’Orient ; le soleil surgit enfin, plus brillant, plus beau, comme s’il se réjouissait d’illuminer les fronts d’hommes libres
après n’avoir n’avoir éclairé, pendant des siècles, rien d’autre que les dos courbés du troupeau humain.
Il fallait voir cette foule ! Certains se consacraient au comptage des têtes de bétail ; d’autres recensaient la population de la localité ; d’autres encore faisaient l’inventaire des magasins et des greniers. Et quand le soleil descendit le soir, incendiant les nuages, quand les oiseaux se réfugièrent au sommet des arbres, tous savaient de quels moyens disposait la communauté. Et celle-ci décida de reprendre le travail à son propre compte, libérée à jamais de toute espèce de patron.