Deux révolutionnaires

Une nouvelle de Ricardo Flores Magón 
jeudi 17 janvier 2019
par  Gia

Le vieux révolutionnaire et le révolutionnaire moderne se rencontrèrent une après-midi alors qu’ils allaient dans des différentes directions. Le soleil laissait voir la moitié de sa braise au-dessus des lointaines montagnes ; le roi du jour sombrait ; il sombrait irréversiblement et, comme s’il avait conscience de sa défaite devant la nuit, il rougissait de colère et crachait ses plus beaux rayons sur la terre et dans le ciel.
Les deux révolutionnaires se firent face : le vieux, pâle, échevelé, le visage terne comme un papier gris jeté à la corbeille, traversé de part en part de vilaines cicatrices, les os pointant sous le vêtement fripé. Le jeune, droit, plein de vie, le visage illuminé par le pressentiment de la victoire. Lui aussi portait des vêtements fripés, mais il les portait avec orgueil, comme si c’était le drapeau des déshérités, le symbole d’une pensée collective, la marque des humbles rendus fiers par la chaleur d’une grande idée.

- Où vas-tu ? demanda le vieux.

- Je pars lutter pour mes idéaux, répondit le jeune ; et toi, où vas-tu ? demanda-t-il à son tour.

Le vieux toussa, cracha violemment par terre, jeta un regard au soleil dont il ressentait la colère et dit :

- Je ne pars pas ; je suis sur le chemin du retour.

- Que rapportes-tu ?

- Des désillusions, répondit le vieux. Ne pars pas faire la révolution. Moi aussi, j’ai rejoint la lutte et tu vois dans quel état je reviens : triste, vieilli, le corps et l’esprit meurtris.

Le jeune révolutionnaire embrassa l’espace du regard. Son front resplendissait. Une grande espérance partait du plus profond de son être et s’épanouissait sur son visage. Il dit au vieux :

- Savais-tu pourquoi tu luttais ?

- Oui : un dictateur malfaisant tenait le pays sous sa domination ; nous, les pauvres, subissions la tyrannie du gouvernement et celle des hommes d’argent. Nos enfants étaient enfermés dans les casernes ; les familles, désemparées, se prostituaient ou demandaient l’aumône pour survivre. Personne ne pouvait regarder en face le moins gradé des flics ; la moindre plainte était considérée comme un acte de rébellion. Un jour, un bon monsieur dit aux pauvres : « Concitoyens, pour en finir avec l’état de choses actuel, il faut un changement de gouvernement ; les hommes qui sont au pouvoir sont des voleurs, des assassins et des oppresseurs. Renversons-les, élisez-moi président et tout changera ». Ainsi parla le brave homme ; dans la foulée, il nous donna des armes et nous nous sommes lancés dans la lutte. Nous avons triomphé. Les oppresseurs furent tués et nous avons élu comme président l’homme qui nous avait armés. Puis nous sommes retournés au travail. Après notre victoire, nous avons continué à travailler comme avant : comme des mules et non comme des hommes. Nos familles continuèrent à souffrir de privations. Nos fils continuèrent à être envoyés dans les casernes. Les contributions continuèrent à être perçues avec exactitude par le nouveau gouvernement et, au lieu de diminuer, elles augmentaient. Nous devions laisser le produit de notre travail entre les mains des patrons. Un jour nous voulûmes nous mettre en grève et on nous assassina lâchement. Tu vois maintenant pourquoi j’ai lutté : les gouvernants étaient mauvais et il fallait les remplacer par des bons. Et tu vois aussi comment ceux qui se disaient bons sont devenus aussi mauvais que ceux que nous avions détrônés. Ne va pas à la guerre ; n’y va pas. Tu vas risquer ta vie pour porter au pouvoir un nouveau maître.

Ainsi parla le vieux révolutionnaire. Le soleil s’enfonçait irrémédiablement, comme si une main gigantesque l’avait empoigné derrière la montagne. Le jeune révolutionnaire sourit et répondit :

- Camarade : je vais à la guerre mais pas comme toi et comme ceux de ton époque. Je ne vais pas à la guerre pour porter quelqu’un au pouvoir, mais pour émanciper ma classe. À l’aide de ce fusil, j’obligerai nos maîtres à desserrer leurs griffes et à lâcher ce qu’ils ont pris aux pauvres depuis des milliers d’années. Tu confias à un homme la tâche de te rendre heureux. Moi et mes camarades nous allons faire le bonheur de tous par nous-mêmes. Tu as chargé des notables, des avocats et des hommes de science de faire des lois et il était normal qu’ils les fassent de telle sorte que tu en sois prisonnier et qu’au lieu d’être un instrument de liberté elles soient un instrument de tyrannie et d’infamie. Toute ton erreur et celle de ceux qui ont lutté comme toi a été de donner le pouvoir à un individu ou à un groupe d’individus pour qu’ils fassent le bonheur des autres. Non, mon ami ; nous, les jeunes révolutionnaires ne cherchons ni protecteurs, ni tuteurs, ni fabricants de bonheur. Nous allons conquérir la liberté et le bonheur par nous-mêmes et, pour cela, nous commencerons par attaquer la racine de la tyrannie politique et celle-ci n’est autre que le « droit de propriété ». Nous allons arracher la terre des mains de nos maîtres pour la donner au peuple. L’oppression est un arbre ; la racine de cet arbre est le prétendu « droit de propriété » ; le tronc, les branches et les feuilles sont les flics, les soldats, les fonctionnaires de toute sorte, grands ou petits. Les anciens révolutionnaires se sont efforcés d’abattre cet arbre ; ils l’abattent et il repousse ; il grandit et se fortifie. On l’abat de nouveau et il repousse de nouveau, grandit et se fortifie. Il en a été ainsi parce qu’ils n’ont pas attaqué l’arbre maudit à la racine ; ils ont eu peur de le déraciner et de le mettre à nu. Tu vois ainsi pourquoi, vieil ami, tu as versé ton sang pour rien. Je suis disposé à verser le mien mais pour que ce soit au profit de tous mes camarades de chaîne. Je brûlerai l’arbre à la racine.

Quelque chose brûlait derrière la montagne bleue : c’était le soleil qui avait sombré, peut-être blessé par la main gigantesque qui l’attirait vers l’abîme car le ciel était rouge comme s’il avait été teinté par le sang de l’astre.

Le vieux révolutionnaire soupira et dit :

- Comme le soleil, je vais à mon crépuscule. Et il disparut dans l’ombre.

Le jeune révolutionnaire continua sa marche vers l’endroit où ses frères luttaient pour de nouveaux idéaux.

Ricardo Flores Magón : Dos revolucionarios De Regeneración numéro 18 du 31 décembre 1910, traduit de l’espagnol (Mexique) par Gia