De l’intérêt de (re)lire Clastres.
par

Les travaux de l’anthropologue Pierre Clastres (1934-1977) restent une référence majeure pour le mouvement libertaire. Nous chercherons ici à insister sur l’intérêt de lire ou relire certains de ses textes.
Un remède à l’ethnocentrisme.
Les sociétés primitives constituent l’objet d’étude de Clastres. Or, le terme primitif mérite d’être éclairci. Quand, à ses débuts, l’ethnologie était ethnocentriste, les sociétés primitives (ou archaïques) étaient assimilées à des sociétés du manque et de la privation. La faiblesse du développement économique et technologique de ces sociétés les placerait en position d’infériorité. Contre ce préjugé, Clastres démontre la positivité de ces sociétés : l’absence de marché, d’accumulation de biens n’est pas l’expression d’un manque, mais d’un choix volontaire, d’un refus conscient. « Les sociétés primitives sont des sociétés sans économie par refus de l’économie » (La Société contre l’État).
A la suite de Marshall Sahlins, Clastres décrit ces sociétés comme des sociétés d’abondance. Le travail y est réduit au minimum nécessaire pour permettre de satisfaire les besoins. L’économie primitive « permet en réalité une satisfaction totale des besoins de la société, au prix d’un temps limité d’activité de production et d’une faible intensité de cette activité. En d’autres termes, loin de s’épuiser sans cesse à tenter de survivre, la société primitive, sélective dans la détermination de ses besoins, dispose d’une machine de production apte à les satisfaire, fonctionne en fait selon le principe : à chacun selon ses besoins. » (Archéologie de la violence).
Ces sociétés primitives ne constituent certes pas un modèle idéal. Elles permettent néanmoins de concevoir qu’un autre mode de développement social est possible : le primat de l’économique n’est pas une donnée universelle constitutive de toute organisation humaine.
Une réfutation de la vulgate marxiste.
Le dogme marxiste (que l’on ne saurait confondre avec la pensée, plus complexe, de Karl Marx) réduit le politique à une superstructure déterminée, en dernière analyse, par l’infrastructure économique. Clastres dément cette vison mécaniste en établissant que les modifications du mode de production n’induisent pas, automatiquement, telle ou telle forme d’organisation politique. Dans la majorité des sociétés, le mode de production a évolué de la chasse à l’agriculture. Dans d’autres, moins nombreuses, on est passé de l’agriculture à la chasse (c’est le cas- notamment- des Guayaki ; voir l’article de Julien dans le numéro 10 de l’Éclat). Dans les deux cas, ce passage s’est effectué sans modifier la structure politique de ces sociétés. « Le changement au niveau de ce que le marxisme nomme l’infrastructure économique ne détermine pas du tout son reflet corollaire, la superstructure politique, puisque celle-ci apparaît indépendante de sa base matérielle. » (La Société contre l’État).
Clastres opère un renversement de perspective : il y a -selon lui- une autonomie du politique par rapport à l’économique. Pour qu’il y ait exploitation économique, il faut qu’il y ait -d’abord- domination politique.
De ce fait, s’il faut distinguer différents types de sociétés, la rupture ne recoupe pas la distinction entre sociétés développées/sous-développés, mais entre les sociétés avec ou sans État.
Des sociétés sans État par refus de l’État.
La tradition philosophique (Hobbes, Rousseau) identifie la société à l’État. Pour Hobbes, « une société sans gouvernement, sans État, n’est pas une société ; donc les Sauvages demeurent à l’extérieur du social, ils vivent dans la condition naturelle des hommes où règne la guerre de chacun contre chacun. »(Archéologie de la violence)
Encore une fois, il s’agit au contraire de montrer que les sociétés primitives ne sont pas des sociétés du manque. Si ce sont des sociétés sans État, ce n’est pas par ignorance ou par inaptitude, mais du fait d’un refus délibéré de la domination et de la hiérarchie. Les sociétés primitives sont des sociétés dont toute l’organisation vise à empêcher « l’émergence d’un pouvoir politique individuel, central et séparé » (La Société contre l’État).
L’illusion de perspective (accentuée par le préjugé ethnocentrique) se fonde sur un constat : ces sociétés ont un chef. On en conclurait, un peu rapidement, que ce chef exerce un pouvoir et que ce pouvoir constitue une forme embryonnaire et primitive de la structure étatique. Cela revient à ignorer la spécificité des sociétés primitives. Dans ces sociétés, le chef ne dispose d’aucun pouvoir. Son rôle se réduit à celui d’un médiateur qui tente (parfois sans succès) de maintenir l’harmonie du groupe au moyen de la parole. « Essentiellement chargé de résorber les conflits qui peuvent surgir entre individus, familles, lignages, etc., il ne dispose, pour rétablir l’ordre et la concorde, que du seul prestige que lui reconnaît la société. Mais prestige ne signifie pas pouvoir, bien entendu, et les moyens que détient le chef pour accomplir sa tâche de pacificateur se limitent à l’usage exclusif de la parole : non pas même pour arbitrer entre les parties opposées, car le chef n’est pas un juge, il ne peut se permettre de prendre parti pour l’un ou l’autre ; mais pour, armé de sa seule éloquence, tenter de persuader les gens qu’il faut s’apaiser, renoncer aux injures, imiter les ancêtres qui ont toujours vécu dans la bonne entente. Entreprise jamais assurée de la réussite, pari chaque fois incertain, car la parole du chef n ’a pas force de loi. » (La Société contre l’État)
Certes, ces sociétés primitives n’étaient pas des sociétés idéales (l’individu n’existait pas en tant que tel), mais elles permettent de montrer qu’une organisation sociale sans État est possible.
A lire :
La Société contre l’État (Éditions de Minuit)
Archéologie de la violence (Éditions de l’Aube)
Chronique des Indiens Guayaki (Terre Humaine)
Chronique des Indiens Guayaki, article de Julien dans le numéro 10 de l’Éclat.
Octobre 2015