Chronique des Indiens Guayaki
par

Pierre Clastres : Chronique des Indiens Guayaki, coll. terre humaine /poche
Sous-titré les Indiens du Paraguay. Une société nomade contre l’État, ce livre d’un grand ethnologue français, mort jeune accidentellement à la fin des années soixante-dix, nous propose une immersion en 1963 dans une société dite primitive, celle de véritables sauvages, comme aime à le dire l’auteur avec une gentille ironie.
Les Guayaki connaissent à cette époque un tout début de sédentarisation, évidemment forcée par la marche de l’histoire, et c’est cette triste occasion qui permet à Clastres de s’implanter durablement (environ un an) dans leur campement, jusqu’à faire partie des meubles. La petite tribu a élu domicile sur les terres d’un paraguayen qui a décidé de les protéger d’une pratique très répandue depuis fort longtemps : la chasse à l’Indien, notamment le rapt d’enfants pour la revente sur tout le continent. Ils connaissent là leurs premiers contacts durables avec les blancs, et c’est à cette occasion que Clastres se plaît à citer le triste constat d’un autre ethnologue éminent, Alfred Métraux : « pour pouvoir étudier une société primitive, il faut qu’elle soit déjà un peu pourrie ».
Le bouquin commence dans le vif du sujet, une étude détaillée, avec croquis, de la vie journalière de cette petite bande d’humains conçus pour la forêt vierge, et on se dit : « tiens encore une histoire déprimante des ravages de la modernité alliée au développement capitaliste », mais on est finalement emportés... D’abord par le style qui est celui d’un écrivain, humble et drôle, pour contourner la morosité obligatoire liée au contexte. Mais enfin surtout par l’analyse qui est faite de l’organisation générale de cette société d’une centaine d’individus. L ’auteur nous fait comprendre qu’ici un chef n’a d’autre raison d’exister que symboliquement, comme individu qui parvient le mieux à ce que la paix règne entre chacun, par la parole. C’est un diplomate, et de préférence un grand chasseur. Mais si la moindre tentation le prend de faire régner une quelconque autorité, il est rappelé à l’ordre par l’ensemble du groupe, et en général mangé (le long chapitre consacré à l’anthropophagie est génial).
Tout se passe de façon à ce que jamais ne se forme quelque chose qui puisse s’apparenter à de la hiérarchie, et il semble que cela fonctionnait depuis des centaines d’années.
Évidemment tout n’est pas rose en permanence, car rien n’est jamais rose nulle part sur cette planète, et les formes qu’ont prises les rapports entre les individus, homme/femme notamment, sont parfois très dures, voire complètement hallucinantes. Mais aucun jugement d’occidental ne peut s’avérer fiable sur bien des aspects, hormis le point mis par Clastres sur une organisation qui fuit en permanence les sirènes de l’autoritarisme.
Il y a sans doute de quoi écrire un livre sur cette œuvre qui, vraisemblablement, révolutionne le genre ethnologique, mais je n’ai pas suffisamment de connaissances pour étayer cela. Le plus efficace est de se laisser immerger dans cette prose scientifique et très personnelle d’un garçon qu’on aurait voulu savoir encore vivant.
« Le pouvoir était le mauvais rêve des sociétés primitives. L’absence de pouvoir est notre utopie ». (François Bott, Le Monde, 17 octobre 1980)