Ce que cache le Front de gauche (fg)...
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Comment peut-on supporter de voir des gouvernements socialistes, pris d’une soudaine ivresse, nationaliser les banques et décréter une régularisation générale des sans papiers, et, quelques semestres plus tard à peine, tout à fait dégrisés, ouvrir la voie à l’interminable liste des lois persécutoires anti-étrangers et se mettre à privatiser à tour de bras ? Et il faudrait en plus revenir tous les cinq ans s’agenouiller dans l’isoloir devant ces gens ? (Badiou, Sarkozy : pire que prévu. Les autres : prévoir le pire, 2012, p. 68-69)
À en croire la propagande du fg (« Prenez le pouvoir : votez Jean-Luc Mélanchon ! »), ce serait le peuple qui, en élisant le candidat de l’insurrection (« Notre rassemblement commence une insurrection », Discours de la Bastille, 18 mars 2012) et de la « révolution citoyenne », prendrait le pouvoir ; sa campagne constituerait « un événement sans précédent » pour imposer la souveraineté du peuple et restaurer « la démocratie bafouée depuis si longtemps » ; et le vote en sa faveur serait « la seule alternative crédible à la droite, à l’extrême-droite, bien sûr, mais aussi à la social-démocratie libérale incarnée par le ps ». En somme, voter fg serait « le meilleur choix pour défendre les idées pour lesquelles nous nous battons tous depuis des années ». À en croire, ses hérauts, le fg serait donc une organisation démocratique, révolutionnaire, novatrice et ennemie de la social-démocratie. Il n’en est rien, car sous le masque d’une telle radicalité, se cache en réalité la misérable association d’une poignée de vieux bureaucrates réformistes et contre-révolutionnaires appartenant depuis longtemps à la social-démocratie. Bas les masques !
Une organisation bureaucratique. Le fg n’est pas un collectif d’individus, mais une coalition d’organisations politiques, dont les deux plus importantes (le pcf et le pg) sont des structures fortement hiérarchisées et bureaucratisées (cellules ou comités locaux, sections ou comités départementaux, bureaux politiques, secrétariats nationaux). Sa création a été annoncée en décembre 2008 au 34e congrès du pcf par Marie-George Buffet (secrétaire nationale du pcf) et Jean-Luc Mélanchon (sénateur ps défroqué, entré au parti en 1983, et ancien ministre du gouvernement Jospin), alors que le pg venait tout juste d’être fondé par ce dernier et Marc Dolez (député ps). Lors de ses premiers conseils nationaux et de son congrès constitutif (30 janvier-1er février 2009), le pg était donc déjà ipso facto l’un des deux piliers du fg et le défenseur du dogme du barrage à la droite : telle était en effet la ligne définie par les chefs historiques du parti, bientôt rejoints par d’autres professionnels de la politique (un sénateur mrc, un député-maire Divers-gauche, des conseillers régionaux ps, des députés européens, le président de mars-Gauche républicaine, des dirigeants du mouvement Utopia, un membre du conseil national du ps et d’autres élus) ou du syndicalisme (l’un d’entre eux était tout à la fois ancien dirigeant de la cfdt, ancien membre du comité central de la lcr, ancien membre du conseil d’administration d’Attac, fondateur d’AC, etc.). Pas plus que le fg, le pg n’est donc une organisation formée de simples partisans : c’est une coalition de groupuscules et de courants constitués, avec leurs chefs et leurs sous-chefs ; et tout ces vieux briscards du monde politico-syndical se sont bien entendu retrouvés démocratiquement élus au bureau et au secrétariat national du pg, tandis que des motions des comités locaux de Belleville, du Calvados ou de l’Ain, relatives aux dérives bureaucratiques du parti nouveau-né et à l’alliance imposée avec le pcf au sein du fg, finissaient au fond de la corbeille de Mélanchon... En la matière, ce jeune parti n’est cependant qu’un nain au regard de l’indépassable pcf, dont Maurice Thorez fut le secrétaire général durant près de 30 ans (1936-1964) et Georges Marchais plus de 20 années durant (1972-1994). Le fonctionnement du fg n’est donc ni plus ni moins démocratique que celui de la ve République, contre lequel il est censé se battre.
Une organisation réformiste. Dans la bouche de Mélanchon et de ses sectateurs, les mots du vocabulaire politique sont employés abusivement, en l’occurrence métaphoriquement et hyperboliquement : le terme insurrection n’y désigne nullement un « soulèvement armé » que le pouvoir ait à mater, mais un pacifique rassemblement politique commémorant à la Bastille deux insurrections importantes dans l’histoire de la République bourgeoise (1789 et 1830) ; quant au mot révolution, il ne signifie aucunement un « renversement brusque et violent d’un régime politique » entraînant un bouleversement de l’organisation de la société (révolution sociale) ou de grands changements dans les institutions politiques (révolution politique), mais une mobilisation électorale massive en faveur d’un candidat appelant, dans le respect du système parlementaire, à l’élection d’une assemblée constituante chargée de rédiger la constitution de la vie République bourgeoise. Le fg laisse bien sûr le soin aux futurs élus de cette assemblée de décider du détail de celle-ci, mais son programme en indique quand même les grandes lignes : c’est une resucée de la constitution de la ive République (la viie sera sans doute à l’image de la ve...), suivant laquelle les représentants du peuple devront « rendre des comptes » qu’ « à l’issue de leur mandat » ! D’ailleurs Mélanchon reconnaît lui-même n’admettre « rien au-dessus des urnes » et a même récemment présenté le fg comme un « parti de gouvernement » et non plus comme l’instrument du soulèvement populaire : « Oui nous sommes prêts à gouverner autrement dès maintenant si le grand nombre le décide » (Discours de la Porte de Versailles, 19 avril 2012). Le fg n’est donc pas une organisation révolutionnaire, mais réformiste.
Le dernier avatar de la social-démocratie. Il n’y a ainsi aucune exagération à affirmer que le fg est le dernier avatar de la social-démocratie, telle qu’elle a été décrite et définie, dès sa naissance, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) de Marx (trad. Rubel et Janover, 1994, p. 213-215) : En face de la bourgeoisie coalisée s’était formée une coalition de petits bourgeois et d’ouvriers, le parti soi-disant social-démocrate. Les petits bourgeois voyaient qu’ils étaient mal récompensés après les journées de Juin 1848, que leurs intérêts matériels étaient menacés et que les garanties démocratiques, qui devaient leur assurer la satisfaction de ces intérêts, étainet mises en question par la contre-révolution. C’est pourquoi ils se rapprochèrent des ouvriers [...]. Un programme commun fut élaboré, on créa des comités électoraux communs et l’on présenta des candidats communs. On amputa les revendications sociales du prolétariat de leur pointe révolutionnaire pour leur donner une tournure démocratique ; on dépouilla les revendications démocratiques de la petite bourgeoisie de leur forme purement politique pour faire ressortir leur pointe socialiste [...]. Le caractère particulier de la social-démocratie se résume en ce qu’elle exige des institutions républicaines démocratiques non comme un moyen pour abolir à la fois le capital et le travail salarié, mais pour atténuer leur opposition et la changer en harmonie. Si diverses que soient les mesures qu’on puisse proposer pour atteindre ce but, quelles que soient les illusions plus ou moins révolutionnaires dont il puisse se parer, le fond reste le même. Ce fond, c’est la transformation de la société par la voie démocratique, mais une transformation dans les limites petites-bourgoises. Il ne faut cependant pas épouser l’idée bornée que la petite bourgeoisie voudrait faire aboutir, par principe, un intérêt égoïste de classe. Elle croit au contraire que les conditions particulières de son émancipation sont les conditions générales offrant seules la possibilité de sauver la société moderne et d’éviter la lutte des classes. Ainsi s’explique qu’en matière d’éducation, le fg fasse porter tous ses efforts sur les lycées professionnels, dont il souhaite augmenter les crédits de 50%, et non sur l’enseignement général pour tous (le petit bourgeois veut que ses enfants soient préparés au monde du travail capitaliste) ; et qu’en matière salariale, il ne revendique pas l’abolition du salariat ou l’égalité des salaires, mais la limitation de leur écart au rapport de 1 à 20 (le petit bourgeois n’envisage pas d’avoir le salaire d’un ouvrier, mais pas non plus celui d’un patron) !
La béquille du pcf. Depuis 1969, le vieux pcf traverse une grave crise, qui l’a conduit, sous l’étiquette « Gauche populaire et anti-libérale », à ne plus obtenir que 1, 93% des voix à l’élection présidentielle de 2007, à la suite d’une chute constante et inéluctable (21, 27% en 1969, 15, 35% en 1981, 6, 76% en 1988, 8, 64% en 1995 et 3, 37% en 2002). Il est ainsi au bord de l’agonie, lorsque la création du fg est annoncée à son congrès de décembre 2008 : c’est la béquille qui va petit à petit lui permettre de se relever (6, 47% aux européennes de 2009, 8, 9% aux cantonales de 2011, 11, 1% aux présidentielles de 2012) et de reprendre sa besogne. Qu’on ne s’y trompe pas : si le fg se présente comme un large front d’organisations de gauche (pcf, pg, Gauche unitaire, République et socialisme, Convergences et alternative, Parti communiste des ouvriers de France, Fédération pour une alternative sociale et écologique, etc.) et si son candidat à l’élection présidentielle appartient au pg, ce n’est cependant rien d’autre qu’un pcf élargi : à l’exception de celui-ci et du pcof pro-albanais, toutes les organisations qui en font partie se sont créées en même temps que lui, durant l’hiver 2008 et le printemps 2009... D’ailleurs, aux prochaines élections législatives, le fg présentera des candidats du pcf dans 80% des circonscriptions, ses six autres composantes se partageant les 20% qui restent.
La caution radicale du PS. En remettant le pcf sur pied, le fg sert en même temps de caution radicale au PS. Depuis 1981, celui-ci n’a en effet cesser de glisser ouvertement à droite, suivant la ligne du socialisme européen, et de mettre « sur le gâteau du capitalisme, au lieu de la cerise socialiste, un sirop de christianisme social pour napper le tout et le dérober au regard. Mais ce faisant, le balancier l’a ramené de telle manière vers la droite qu’il lui faut une caution radicale pour ne pas perdre tout crédit dans l’électorat de gauche. Sans communisme sur son flanc gauche, le PS ne se distinguerait plus de la droite et perdrait ainsi une bonne partie de son efficacité » (Janover, La tête contre le mur, 1998, p. 88-89). En sauvant le pcf, le fg sauve donc toute la gauche : rien d’étonnant pour une organisation qui se propose de faire « barrage à la droite » et non au capitalisme ! En période électorale, il raccole dans l’extrême gauche les voix des sympathisants trotskystes et des abstentionnistes virtuels, qu’il aura même le culot d’appeler à voter ps au soir du 1er tour ; et en cas de remontée des revendications populaires, il formera encore le meilleur rempart pour protéger Hollande et ses amis.
La justification du totalitarisme parlementaire. Une fois renforcé à gauche par un allié un peu plus puissant (le fg montant) que son allié d’hier (le pcf déclinant), le ps peut souscrire sans états d’âme à « la règle parlementaire fondamentale, à savoir qu’on ne changera rien d’essentiel si on vient au pouvoir » et entrer serein dans le jeu parlementaire du bipartisme (dans la ve République, il n’y a de fait que deux partis qui comptent réellement et peuvent se maintenir au second tour : celui qui représente la gauche et celui qui représente la droite) : le parlementarisme, qui est un véritable totalitarisme à deux têtes (voir Badiou, op. cit., p. 33-34, reproduit dans « Élections, piège à cons ! Une anthologie », p. ) suppose en effet « qu’on organise un consensus qui va unifier réformistes et conservateurs et éliminer sur les bords fascistes et révolutionnaires. Il faut pour cela qu’il y ait un tiers terme, une puissante base contractuelle commune extérieure aux deux forces principales. Et il est clair que, dans nos sociétés, cette base, c’est le capitalisme lui-même. La liberté d’entreprendre et de s’enrichir sans limites, le respect du droit de propriété, le soutien militaire aux expéditions qui rapportent gros, la confiance dans les banques, la souveraineté des marchés, le droit accordé aux grandes sociétés privées d’acheter tous les moyens de propagande, voilà la matrice des libertés consensuelles. c’est elle que les partis de gouvernement s’engagent tacitement à respecter » (Badiou, op. cit., p. 43). Le ps aura les coudées d’autant plus franches que le fg sera, à la place du seul pcf, « au centre du dispositif de régulation sociopolitique », puisqu’il intégrera « dans le champ de la représentation parlementaire le seul élément central de la société capable de se faire entendre par une voie démocratique autre que le système de délégation de pouvoir qui usurpe le nom de démocratie. Retirez à l’édifice parlementaire cette clef de voûte, il se lézarde et menace de crouler comme un château de cartes qu’aspirerait le vide qui se creuse sous lui » (Janover, op. cit., p. 93). Sans le fg, plus de pcf ; sans pcf, plus de ps ; et sans ps, plus de parlementarisme, mais le parti unique d’une droite totalitaire ! En affaiblissant les forces révolutionnaires et en protégeant le ps des éventuelles remontrances populaires, c’est donc le totalitarisme parlementaire et le capitalisme sauvage (le premier n’est d’ailleurs que l’expression politique la plus raffinée du second) que soutiendra le fg tout en en dénonçant les excès...
L’organe de la contre-révolution. Le fg prétend enfin soutenir les luttes sociales, qu’il soit au gouvernement ou non. C’est là un vilain mensonge : à un militant du pg qui lui demandait en janvier 2009, si « soutenir les luttes sociales signifiait soutenir les luttes des travailleurs à la base ou les décisions bureaucratiques des centrales syndicale », Mélanchon a tout simplement répondu qu’il ne fallait pas se lancer dans de telles distinctinctions et que l’intersyndicale était au service des travailleurs et ne faisait que relayer et amplifier leurs luttes... Il y a donc fort à penser que le fg continuera en ce domaine l’œuvre du pcf : « avec son appareil militant et son idéologie ouvriériste », il assurera « l’adhésion de la classe ouvrière à la politique industrielle [productiviste] de la bourgeoisie » ; avec « ses appendices syndicaux », il jouera son rôle d’appareil de « contrôle social » en consacrant tous ses efforts « à verrouiller les luttes pour empêcher les dérapages maximalistes » ; à l’aide du « narcotique qu’il dispense au peuple de gauche », il continuera à empêcher ce dernier « de se poser certaines questions » et à « paralyser ses mouvements » ; et il accomplira ce qui « a toujours été la tâche prioritaire du pcf, au-delà des accidents de l’histoire : remettre sur les rails du capitalisme la locomotive de l’histoire que les ouvriers en bleu de chauffe menaçaient de faire dérailler ; ou du moins les dissuader de commettre l’irréparable outrage. En Espagne, en France en 1936, au moment de la Libération, à chaque fois il lui est échu cette tâche glorieuse. Et il est intervenu partout où cela était nécessaire, sans s’embarrasser des réticences morales qui peuvent parfois paralyser les partis bourgeois et sociaux-démocrates à l’heure de la décision (Janover, op. cit., p. 42 et p. 84). Et si le fg participe à un gouvernement socialiste, il mettra bien entendu en œuvre la politique contre-révolutionnaire qu’a toujours menée la gauche parlementaire : « Dans le meilleur des cas — c’est la gauche des consensus, par exemple de Mauroy à Jospin —, elle ne vient au pouvoir que pour assumer les besognes qu’impose une crise de la propriété, et quand on ne peut infliger aux populations laborieuses ce demi-consentement déçu, rechigné, amer, que lui extorque la gauche en question, sous le signe de la Nécessité, et qui suffit au capital pour repartir du bon pied. Dans le cas moyen-haut — c’est la gauche de répression —, il s’agit de briser par la force des émeutes que la droite redoute (Clémenceau contre la grève des mineurs, Jules Moch inventant les crs pour les lancer contre les ouvriers). Dans le cas moyen-bas — c’est la gauche de collaboration — on presse les gens de participer aux boucheries impériales (Jules Guesde et l’Union sacrée). Dans le pire des cas — c’est la gauche sanglante — il s’agit d’organiser des massacres coloniaux (Jules Ferry dès le début, mais aussi bien Guy Mollet et Mitterrand pendant la guerre d’Algérie), ou les massacres d’ouvriers révolutionnaires. Si le socialiste allemand Noske peut se vanter du meurtre de Rosa Luxembourg, notre gauche parlementaire peut se targuer, de juin 1848 à la Commune de Paris, puis de son ralliement majoritaire à Pétain comme plus tard à de Gaulle, de quelques beaux scores dans le registre de la trahison et de la participation aux pires forfaits antipopulaires [...]. Oui, la gauche, ce sont les gardiens intérimaires de la continuité et de l’ordre. Sa promesse de sortie est invariablement celle d’une fausse porte. C’est ce qui lui donne à la fois son allure de sphinx (elle déclare connaître, en somme, une porte secrête par où on sort sans violence, d’un pas tranquille) et sa complète stérilité (car cette porte est elle-même un semblant, qui n’ouvre que sur la répétition) » (Badiou, op. cit., p. 12-13 et p. 80).
À bon entendeur, salut !