Brand alias Arrigoni, Mémoires recueillies par Paul Avrich (1).
par
Cette interview a été publiée en juillet 1996, en Italie, dans le n° 7 de « Leggere l’anarchia » du bulletin diffusé par le Centre d’Études Libertaires Giuseppe Pinelli de Milan.
Il s’agit d’un anarchiste individualiste, toujours présent au milieu des batailles politiques et sociales de la majeure partie du XXème siècle et à travers le monde entier. Sa conception de l’individualisme se différenciait sur différents aspects d’avec celle du poète futuriste « Novatore » (Abele Ricieri Ferrari dit Renzo Novatore 1890-1922), mais comme l’explique Arrigoni dans la dernière partie de l’interview, dans l’anarchisme il n’existe pas d’évangiles à suivre ni de dogmes à respecter. L’important, c’est de suivre son cœur et son cerveau, et résister et lutter. Toujours et de toutes les manières.
Par souci d’information, le traducteur a donné, en italique, quelques précisions sur les noms des personnes citées.
1 – Paul Avrich (1931 – 2006) était historien-enseignant au Queens College de New-York. Il a fait des recherches sur l’anarchisme dont une contribution sur l’histoire de l’anarchisme en Russie et aux États-Unis.
« Mon nom de naissance est Enrico Arrigoni. « Brand » est un pseudonyme dont l’origine est un personnage de Ibsen, un individualiste acharné : c’est une amie qui me l’a donné quand j’étais dans la Forêt Noire en 1918. Je suis né le 20 février 1894 dans une petite ville aux environs de Milan. Mon père était un couturier d’origine paysanne. Je suis devenu anarchiste en 1908, à l’âge de quatorze ans. J’étais le seul anarchiste dans une ville de trois mille âmes. Il y a ceux qui disent que l’anarchie est innée et peut-être ont-ils raison. Les premiers symptômes ont commencé à se manifester en 1900. Quand Bresci (Gaetano 1869-1901) tua Umberto 1er (roi d’Italie), les enfants le traitaient d’assassin, moi je le défendais –pour un acte naturel de rébellion- affirmant moi aussi qu’un jour je deviendrais un anarchiste. C’était une définition qui me fascinait. J’avais seulement six ans. A neuf ans, à la fin du cours élémentaire, je suis allé travailler à Milan. J’ai trouvé un travail chez un boulanger : dès six heures du matin, je me déplaçais pour effectuer des livraisons avec un sac à bandoulière, sept jours sur sept, environ cent heures de travail pour vingt lires, plus ou moins quatre dollars de l’époque, avec les repas et le logement. A l’époque il n’existait aucune loi qui interdisait le travail des enfants. Quand je suis retourné chez moi, un prêtre m’a donné des livres à lire. A quatorze ans j’ai commencé à travailler sur un tour dans une usine de locomotives. En 1909, à l’époque où Ferrer (Francesc : 1859-1909, libertaire espagnol) a été traduit en justice, j’ai fréquenté un cours organisé par les socialistes pour les jeunes, mais à la fin j’ai été le seul d’un groupe de vingt jeunes gens à refuser d’adhérer à une organisation de la jeunesse socialiste. Quand j’ai eu douze ans j’ai lu un opuscule de Tolstoï intitulé « Je ne peux me taire » (1908, sur la peine de mort), ou quelque chose comme ça, qui combattait la dictature tsariste. Ce livret m’avait laissé une profonde impression. Dès l’âge de neuf ans j’ai dévoré des livres. Je lisais deux ou trois livres par semaine, je les emmenais avec moi pendant mes livraisons, je les lisais, en marchant : une habitude qui m’est restée encore aujourd’hui. A quatorze ans j’avais déjà lu des centaines d’histoires, de romans, de récits d’aventure. Quand un enseignant socialiste m’a demandé pourquoi je ne voulais pas m’inscrire, je lui ai répondu que je considérais le socialisme comme la phase ultime du capitalisme et moi je voulais être un anarchiste…
Ainsi, à quatorze ans, je me considérais déjà un anarchiste. Mais je n’avais encore eu aucun contact avec les groupes ou les journaux anarchistes. J’ai commencé à les chercher de ci, de là et je me suis mis à lire les journaux et les livres anarchistes. Les premiers anarchistes, je les ai rencontrés lors d’une grande manifestation de protestation à la suite de l’exécution de Ferrer. Pendant un ou deux jours les rues se sont remplies de manifestants. Et là j’ai rencontré les anarchistes. Ma première action anarchiste a été ma participation à une grève à l’usine pour réduire les horaires du samedi de dix à huit heures (les années qui ont précédé la Grande Guerre ont été une période de fortes agitations en Italie). Les ouvriers ne voulaient pas rester hors de l’usine ; moi et deux ou trois jeunes anarchistes nous nous sommes mis devant la porte pour empêcher l’entrée à tout le monde. La grève s’est bien développée, mais bien sûr nous avons été licenciés. On s’y attendait : nous n’avions pas peur. C’était un honneur d’être licenciés… et aussi jeunes ! De cette manière nous gagnions nos galons de révolutionnaires. Nous, jeunes anarchistes, nous participions activement à beaucoup de grèves et de manifestations de rue. Nous arrachions les pavés des routes et nous les jetions sur les policiers. Nous étions le groupe le plus militant et les jeunes socialistes nous suivaient. Nous étions des anarchistes individualistes, parce que Milan était un centre de l’individualisme anarchique ; celui qui imprimait le journal anarchiste le plus répandu était précisément un individualiste et la première traduction italienne de « L’Unico e la sua proprietà » (L’Unique et sa propriété, 1844, de Max Stirner) a été publiée justement à Milan.
Quand la guerre a éclaté j’avais 20 ans. Dès que ma classe a été appelée au combat, j’ai cherché à m’enfuir de l’Italie avec un ami. Nous sommes allés à Gênes et nous avons embarqué sur un navire (nous ne connaissions même pas sa destination), mais nous avons été pris et arrêtés. Ma première arrestation avait eu lieu en 1909 ou 1910, alors que je distribuais un tract anarchiste à un concert de musique dans un parc de Milan : je suis resté emprisonné huit jours et j’ai été relâché. J’avais démissionné de mon travail d’ouvrier, ne supportant pas la routine et l’atmosphère de claustration de l’usine, et je vivais en vendant des fruits en bord de route (je n’avais pas voulu être couturier, comme mon père, car je détestais les travaux sédentaires). A l’entrée de l’Italie en guerre, en 1915, beaucoup de socialistes et de radicaux ont changé d’avis en faveur de l’engagement belliqueux… (à suivre).