Bah ! Un ivrogne
par

Ricardo Flores Magón, « Bah, un borracho ! »,
Regeneración 35 (29 avril 1911),
traduit de l’espagnol par Gia.
Cette joyeuse matinée était peut être la plus triste pour le pauvre phtisique. Le soleil
brillait intensément,illuminant d’éclats dorés la belle ville de Los Angeles. Voilà plusieurs semaines que Santiago avait été renvoyé de son travail. Il était phtisique jusqu’à la moelle et le brave bourgeois qui l’exploitait depuis de longues années jugea bon de le mettre dehors dès qu’il eut compris que les faibles bras de son esclave ne pouvaient plus lui rapporter les mêmes profits qu’auparavant.
Dans sa jeunesse, Santiago avait travaillé avec acharnement. Le pauvre rêvait à ce à quoi rêvent tous les pauvres : parvenir à gagner un bon salaire lui permettant d’économiser quelques centimes pour ses vieux jours.
Santiago économisa. Il se serra la ceinture et parvint à amasser un peu d’argent. Mais chaque pièce qu’il économisait signifiait une privation. De telle sorte que, pendant que la bourse se remplissait de monnaie, les artères de son corps devenaient chaque jour plus pauvres en sang.
Je n’économiserai plus, dit courageusement Santiago le jour où il comprit que sa santé déclinait. En effet, il n’économisa plus et put ainsi prolonger son agonie. Le salaire augmenta indéniablement. Plusieurs grèves dans son secteur avaient permis d’obtenir une augmentation des salaires. Mais (parce qu’il y a un mais) si les salaires étaient meilleurs qu’avant, les articles de première nécessité avaient atteint un prix qui rendait illusoires les avantages acquis par le sacrifice d’une grève qu’accompagnaient la faim, les foyers sans feux, les coups des flics et même la prison ou la mort dans les affrontements avec de misérables briseurs de grève.
Les années passaient et le salaire montait et le prix des articles de première nécessité montait, montait en même temps que la famille du pauvre Santiago s’accroissait. Grâce aux grèves, la journée de travail, avait été réduite à huit heures. Mais (encore un mais) la tâche qu’il fallait accomplir en huit heures était exactement la même que celle qui demandait auparavant dix ou douze heures, de sorte qu’il devait mettre en œuvre toute son habileté, toute sa force, toute l’expérience acquise au cours de sa vie de travailleur pour s’en sortir.
Le lunch froid avalé précipitamment en quelques minutes à midi ; la tension nerveuse à laquelle il soumettait son corps pour ne pas perdre un seul mouvement de la machine ; la saleté et la mauvaise ventilation de l’atelier ; le bruit étourdissant des machines ; la maigre nourriture qu’il pouvait obtenir du fait de la cherté des comestibles ; le pauvre logement dans lequel il dormait avec sa famille nombreuse, sans lumière et sans couvertures confortables ; l’inquiétude qui le tourmentait lorsqu’il pensait à l’avenir des siens : tout, vraiment tout conspirait contre sa santé. Il voulut à nouveau économiser dans l’espoir de laisser quelque chose à sa famille après sa mort. Mais que pouvait-il économiser ? Il réduisit les dépenses de sa famille
autant qu’il le put. Mais il vit avec épouvante ses pauvres enfants perdre le rose de leurs joues alors que lui-même se sentait défaillir.
Santiago se trouva alors devant un dilemme : soit il économisait au prix de la santé des siens afin de leur léguer quelques pièces qui devraient être investies dans des médicaments pour combattre l’anémie de ses enfants, soit il n’économisait plus pour mieux nourrir une famille qui resterait sans un sou à sa mort. Il songeait alors à la détresse des siens, à la possible prostitution de ses filles, au crime que commettraient probablement ses fils pour obtenir un bout de pain, au deuil amer de sa noble compagne.
Pendant ce temps, la phtisie progressait dans son corps malmené. Les amis le fuyaient de peur de contracter la maladie. Le bourgeois le gardait encore dans son atelier parce qu’il pouvait encore travailler et qu’on pouvait encore tirer un peu d’argent de ce pauvre esclave.
Cependant, il arriva un jour où Santiago ne fut plus utile ni à Dieu ni au diable. Et le même bourgeois qui lui tapait dans le dos le soir quand il quittait l’atelier, brisé de fatigue, après avoir enrichi son patron et appauvri sa santé, le même bourgeois l’expulsa car il n’était plus rentable de le garder : il produisait trop peu.
Les yeux pleins de larmes, Santiago rentra chez lui un après-midi où la nature et toutes les choses riaient. Les enfants jouaient dans les rues. Les oiseaux picoraient de-ci de-là sur le sol asphalté. Les chiens, avec leurs yeux intelligents et sympathiques, contemplaient les passants, incapables de deviner la peine ou la joie qui habitait chaque cœur humain. Les chevaux chassaient de la queue les mouches obstinées qui assaillaient leurs flancs lustrés. Les petits vendeurs de journaux égayaient la scène avec leurs cris et leurs plaisanteries. Le soleil s’apprêtait à se coucher dans son lit de pourpre.
Que de beauté à l’extérieur ! Que de tristesse dans le foyer de Santiago !Entre des accès de toux, de profonds soupirs et des sanglots déchirants Santiago apprit la nouvelle à sa loyale compagne : Demain, nous n’aurons plus de pain...
Oh, règne de l’égalité sociale, comme tu tardes à arriver ! Tout ce qui pouvait être engagé fut mis au Mont de Piété. On appelle Monts de Piété ces repaires de bandits protégés par... la loi ! Au Mont de Piété finirent une à une les modestes bricoles que l’on s’était transmises de père en fils dans cette race d’humbles ; au Mont de Piété finirent les châles qui embellissaient la mère de sa compagne dans sa jeunesse et qu’on avait conservés comme de précieuses reliques ; au Mont de Piété finit une charmante peinture, seul luxe de la misérable pièce qui servait à la fois de cuisine,
de salle à manger, de salon et de chambre ; on engagea même quelques pauvres habits.
Entre temps, la maladie ne chômait pas : elle travaillait, travaillait sans repos, creusant les poumons de Santiago. A chaque accès de toux, des masses noirâtres sortaient de la bouche du malade. La mauvaise alimentation, la tristesse et le manque de soins médicaux le menaient au bord de la tombe. Il n’y avait pas moyen d’échapper à cette prison à laquelle l’odieuse charité publique et la bourgeoisie condamnent les êtres humains qui ont passé leur vie à produire tant de choses belles, tant de choses exquises, tant de choses bonnes pour obtenir la maigre pitance d’un salaire de misère.
Le pauvre Santiago se retrouva à l’hôpital, n’ayant plus que la peau sur les os, pendant que sa noble compagne allait d’usine en usine, d’atelier en atelier, suppliant qu’un bourreau daigne exploiter le travail de ses bras. Frères déshérités ! Quand vous déciderez-vous à vous révolter, à écraser l’injustice du système
capitaliste ?
Il resta quelques jours à l’hôpital. Pour les médecins, il était condamné et on le confina dans la salle des incurables. Pas de médicaments, alimentation pauvre, attention nulle : voilà tout ce que la charité publique put faire pour le malade, pendant que le bourgeois qui l’avait exploité toute sa vie faisait la bringue, gaspillant l’argent gagné au prix de la santé du malheureux.
Santiago demanda à sortir de l’hôpital : il ne servait à rien de rester dans cette prison. Au cours de cette belle et joyeuse matinée, qui était peut-être la plus triste pour le pauvre phtisique, un flic l’arrêta dans un parc, pour vagabondage. Il passait ainsi d’une prison à l’autre.
Le soleil californien brillait intensément. Les belles avenues fleurissaient, emplies de personnes bien vêtues, à la mine joyeuse. De petits chiens, plus heureux que des millions d’êtres humains, se prélassaient entre les bras de belles et élégantes bourgeoises qui faisaient des emplettes, pendant que Santiago, dans le fourgon de la police entendait de temps à autre cette exclamation : Bah, un ivrogne !