Anarchives de l’Ain — 2. De 1901 à 1914 (suite)

Janvier 2013
vendredi 13 février 2015
par  Octave Lechauve

Sous la rubrique Anarchives de l’Ain, L’Éclat publie depuis son n°3 des documents d’archives inédits relatifs à l’histoire de l’anarchisme dans le département de l’Ain. Sources : Archives départementales de l’Ain (ADA) — M 934/1-2. Anarchistes. Dossiers individuels et divers (1894-1914). — M 1343. Listes d’anarchistes. Anti-militaristes. Camelots du Roi, etc. (1903-1923).

Les anarchistes résidant dans l’Ain entre 1901 et 1905 : Bonnot et Cuisse.

On aurait tort de conclure des résultats de l’enquête de 1911 que les anarchistes aient absolument déserté le département de l’Ain dans les années 1901 à 1914. Il y a d’abord des autochtones, comme « l’anarchiste Salamon », Louis-Joseph-Michel, né le 20 octobre 1882 à Ambérieu, qui vit à Priay chez ses parents. Mais il y en a d’autres, et non des moindres... En 1901, par exemple, le trop célèbre Jules Bonnot (1876-1912) est renvoyé des Chemins de fer de Bellegarde (Ain), à cause de son engagement anarchiste. Et en avril 1904, c’est François-Louis Cuisse, né à Béthune (Pas-de-Calais) le 24 août 1857, qui est « expulsé de genève le 15 de ce mois » et qui se fixe à Gex (Ain). Ce n’était pas n’importe qui que ce Cuisse : il avait été membre de la Commission de secours aux familles des détenus politiques (1889), secrétaire du groupe La Revanche des mineurs (1890), propagandiste de la grève générale dans les centres miniers du Nord (mars 1890), arrêté à Paris sous la double prévention d’avoir incité des militaires à la désobéissance et d’avoir provoqué des attroupements en vue de la manifestation du 1er mai (avril 1890), soupçonné d’avoir participé à l’attentat commis contre le commissariat de la rue des Bons Enfants (1892), délégué au Congrès fondateur de la Fédération révolutionnaire communiste (FRC), où il fut l’un des 9 membres du Comité fédéral provisoire (4 avril 1909) et, en 1910, membre du Comité exécutif de l’Association Internationale Antimilitariste (AIA). Jusqu’ici, on ignorait ce qu’il avait fait entre 1892 et 1909 : les Archives départementales de l’Ain (M 934/1) nous apprennent donc aujourd’hui qu’il était en exil à Genève, puis domicilié à Gex.

La surveillance des anarchistes.

Si les anarchistes ont fini par ne plus être qu’une poignée dans le département de l’Ain, c’est que la création des commissaires spéciaux, l’application des lois scélérates, l’enregistrement des anarchistes disparus ou nomades sur les listes dites de l’État vert, l’introduction des rapports téléphoniques et télégraphiques dans les obligations de service des gendarmes (Décret du 20 mai 1903, art. 52) et l’exécution drastique des prescriptions sur l’État vert iv (avril 1904) ont dû provoquer l’exil des militants libertaires hors des départements ruraux. Autrement dit, ce sont les mesures de surveillance et de répression des anarchistes qui leur ont fait fuir les petites villes et les villages des campagnes de l’Ain pour des métropoles comme Lyon ou Genève. Si Chevriaux est resté à Oyonnax, c’est que ce n’était pas un anarchiste très militant : à chacun de ses déplacements, un télégramme était ainsi envoyé à toutes les gendarmeries alentour, qui relayaient de la sorte l’information de gendarmerie en gendarmerie ; ces télégrammes ont été archivés et montrent que quand il quittait Saint-Claude et Oyonnax, Chevriaux rendaient visite à ses parents à Chongnes, commune de Vieu (Ain) : ce n’était décidément pas un bien dangereux anarchiste (M 1343).

Les anarchistes de passage : le cas de Verdier.

S’ils ne résident plus dans l’Ain, les anarchistes ne cessent pas pour autant de sillonner le département dans les quinze premières années du xxe siècle : en 1901, « l’anarchiste Bastard (Pierre) » est ainsi signalé, de même que « l’anarchiste italien Scalabrino », âgé de 28 ans, en novembre 1902, le « graveur sur métaux » et « chanteur ambulant » Marius Adolphe Delègue, né le 21 avril 1865 à La Garde Adhémar (Drôme), en mars-avril 1904 (ADA, M 934/2), « l’anarchiste Chapuis (Ernest) », coiffeur âgé de 44 ans, en août 1910 et Alfred-Joseph Chave, dont on a déjà parlé, en décembre 1911. Grâce au nouveau dispositif policier, qui affecte deux gendarmes par commune à la surveillance des anarchistes de passage « inscrits sur la liste des États verts », on peut les suivre jour après jour, de village en village. Joseph-Justin-Frédéric Verdier, né à Mirepoix en 1871, qui est borgne de l’œil droit, « tatoué sur les bras et les mains », « nomade, sans domicile fixe » et tout aussi bien comptable que boulanger-pâtissier, est l’un d’eux. De 1902 à 1910, vêtu d’un « tricot marron à raies rouges et noires » ou d’une « casquette jockey veston noir et blanc chaussé espadrilles », il emprunte presque chaque année le même itinéraire, qui le conduit de Lyon (Rhône) à Saint-Claude ou à Lons-le-Saunier (Jura) par un circuit qui lui permet de faire au passage le tour de l’Ain : le 21 avril 1909, il arrive ainsi à Trévoux ; le 22 à Villeneuve, à Saint-Triviers sur-Moignans et à Châtillon-sur-Chalaronne, où il prend le train pour Bourg ; le 23 à Ambérieu, puis à Saint-Rambert ; le 24 à Tenay, puis à Rossillon ; le 25 à Belley ; le 26 à Yenne ; le 2 mai à Saint-Julien, puis à Bellegarde ; le 3 à Châtillon-de-Michaille, puis à Oyonnax, où il déjeune « au Restaurant des philosophes » ; le 4 à Nantua, puis à Bourg, où il prend le train pour Saint-Claude. Sert-il d’intermédiaire entre les anarchistes de Lyon et ceux de l’Ain et du Jura ? Nul ne le sait (ADA, M 934/1).

 Les anarchistes itinérants : Villet et Manercq.

Il y a aussi « l’anarchiste Charles Villet, né à Epernay (Marne) le 30 avril 1883 », qui, dans les années 1908-1911, traverse deux fois par an le département. « Non inscrit à l’État vert », il est raccomodeur de parapluie ou peintre (1909 et 1911), lorsqu’il est seul, et accordéoniste, lorsqu’il accompagne sa femme, la chanteuse Georgette Manercq (Manerecq, Manerck ou Mannecleck), née en 1887, sur les routes de l’Ain, « pour y chanter en jouant de l’accordéon et vendre des chansons ». Dans ce cas-là aussi, il est difficile de savoir, s’ils profitent de ces tournées pour faire de la propagande anarchiste (ADA, M 934/1). — Les innocents : le cas de Damour. Comme au XIXe siècle, il y a enfin les innocents, ceux qui ne comprennent pas pourquoi ils sont pistés comme du gibier. C’est le cas de « l’anarchiste Jules Adolphe Damour », dont « l’Adjudant commandant les brigades de Bourg » en décembre 1904 rapporte la déclaration suivante : « Je ne connais pas les motifs de mon inscription sur les états d’anarchistes, où je figure depuis l’année 1900, époque à laquelle j’habitais à Marseille. À deux reprises, j’ai fait des démarches pour m’en faire rayer, mais je n’ai pas obtenu de réponses ».


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