Anarchives de l’Ain — 1. Les années 1890 (suite)
par
Sous la rubrique Anarchives de l’Ain, L’Éclat publie depuis son n°3 des documents d’archives inédits relatifs à l’histoire de l’anarchisme dans le département de l’Ain. Sources : Archives nationales (AN) — 12504. Organisation anarchiste en France (1894) ; Archives départementales de l’Ain (ADA) — 934/1-2. Anarchistes. Dossiers individuels et divers (1894-1914).
Les voies de la propagande anarchiste : forains, chanteurs et colporteurs.
Les anarchistes de l’Ain n’étant « pas formés en groupe ayant une organisation déterminée », la propagande anarchiste parvient dans le département par les voies les plus impénétrables. Elle peut passer par des forains comme « l’anarchiste Chapotan (Jean-Claude) » et « sa maîtresse, Faure (Madeleine) », qui sont signalés à Bourg en 1900 ; par des chanteurs ambulants comme Vernier, dont on a parlé précédemment, ou comme « l’anarchiste » Louis-Alphée Semiot, dit le Parisien, qui « vendait à l’étalage des chansons » à Bourg-en-bresse, le 6 mai 1894 (ADA, M 934/2) ; ou encore par des colporteurs, c’est-à-dire des marchands de livres et de journaux ambulants, tels qu’Henri Blazeix, né à Paris le 18 octobre 1849 (« Taille : 1, 72 m. ; Cheveux : Châtain foncé ; Sourcils : id. ; Barbe : Porte seulement une moustache blonde et rude ; Front : Bombé ; Yeux : bleus ; Nez et bouche : Ordinaires ; Menton : Rond ; Teint : Ordinaire »), qui, en juillet 1894, était « vêtu d’une jaquette et gilet noirs ; pantalons à raies ; chemise indienne à raies bleues ; chapeau mou marron foncé ; souliers à lacet à grosses semelles » et portait « une petite caisse de colporteur en bois » et « un paquet enveloppé dans toile jaunâtre ». Condamné à de multiples reprises « à Paris, Dijon, Marseille, etc... pour vagabondage, filouterie d’aliments, injures aux magistrats... », il fut arrêté en juillet 1894 pour propagande anarchiste, parce que sa caisse de colporteur contenait, aux côtés d’ouvrages tels que les Chefs-d’œuvres dramatiques de Voltaire, les Rêves étoilés de Flammarion, la Critique de la Vie de Jésus de Renan, le Livre des Esprits. Principes de doctrine spirite, par Allan Kardec et le Socialisme chrétien, etc., « plusieurs brochures anarchistes : Anarchie et Révolution, de Jacques Roux ; L’Esprit de Révolte, de Kropotkine ; Aux jeunes gens, du même auteur ; La Peste religieuse, de Jean Moost ; Déclarations sur l’anarchie, de G. Éthiévant. — Plusieurs numéros de la Révolte ; un n° du Jour, du 26 juillet 1894, consacré à l’assassinat de M. Carnot » (ADA, M 934/1).
Drôles d’anarchistes : Souvielle, Coureau, Barral, Chocolat et Blazeix.
Parmi les anarchistes recensés par la Préfecture de l’Ain, il en est qui sont étranger à tout militantisme, comme « l’anarchiste Souvielle, Isidore Joseph », « artiste lyrique » né le 20 avril 1860 à Nérac, qui est de passage dans l’Ain en 1-juillet-août 1896 : « Souvielle, étant au Café Barrier à La Cluse, a dit, en parlant de l’anarchie, que lui-même était anarchiste ; mais sans faire l’apologie de l’anarchie » (ADA, M 934/2) ; d’autres qui sont davantage des bandits ou des escrocs que des anarchistes : c’est par exemple le cas de « l’anarchiste Coureau », condamné à Bourg « pour escroquerie, à la peine de deux ans d’emprisonnement ». Il y en a aussi qui ne sont ni l’un ni l’autre, mais des socialistes, comme Barral et Chocolat, qui clament en vain qu’ils ne sont pas anarchistes ; des mystiques ou des utopistes, comme Blazeix, dont il a déjà été question ci-dessus et dont la Notice individuelle décrit en ces termes les opinions politiques (ADA, M 934/1) : « Pour ce qui concerne ses opinions politiques, il prétend puiser dans les différentes théories exposées jusqu’à ce jour, ce que chacune présente de meilleur ; il professe actuellement des opinions anarchistes, ces principes lui paraissant les plus propres à amener une société nouvelle telle qu’il la conçoit ; toutefois il se déclare non partisan de la propagande par le fait. Imbu des idées qu’il a puisées dans la lecture des ouvrages sur le spiritisme, il préconise la rénovation du genre humain et l’avènement d’une société idéale exempte des iniquités sociales qui existent aujourd’hui. Blazeix, qui a le caractère très aigri, doit être considéré comme un esprit mystique, ne paraissant pas dangereux quant à présent, mais pouvant le devenir, selon les milieux et les circonstances ». Sans raison valable, Blazeix fut de nouveau arrêté à Bourg en 1895, alors qu’il n’était plus colporteur, mais un simple « marchand de papier à lettres », « sans domicile fixe ». Il proteste de cette arrestation dans une lettre au Préfet de l’Ain (sans date), en haut de laquelle figure une inscription comique (« Ne pas jeter ma lettre au feu avant de la lire, elle vous intéressera peut-être »), dans la marge de laquelle est inscrite une boutade (« Prenez garde qu’en me poursuivant toujours, les vrais anarchistes ne vous échappent : ce sont eux qui riraient de vous ») et dont la plus grande part mérite d’être reproduite ici (ADA, M 934/1) : « Vous me permettrez de vous demander pour quelle raison vous faites traquer par vos gendarmes un pauvre diable de marchand de papier à lettres à l’instar d’un vil scélérat pire que ravachol ? Serait-ce parce que M. le procureur de la république du Bourg vous aurait transmis l’année dernière un rapport comme quoi j’aurais été arrêté portant des brochures anarchistes ? J’ai pourtant déclaré à monsieur le procureur que je n’étais pas anarchiste ; que je ne possédais ces brochures qu’à titre de penseur et de psychologue. Pourquoi m’attribuez-vous cette opinion plutôt qu’une autre, puisque j’en avais de toutes les opinions. J’en avais même sur le spiritisme de Papus et d’Allan Kardec. Ce ne sont pas pourtant des anarchistes, ceux-là, à moins que je ne me trompe. C’est quelque chose d’extraordinaire que cette société qui accorde facilement l’absolution à un anarchiste comme Sébastien Faure, ex-jésuite défroqué et peut-être encore à la solde des hommes noirs ; pourquoi ? parce qu’il prêche le pillage et l’assassinat dans un langage de rhéteur et qu’il sait donner au mensonge la couleur de la vérité, et que la foule y trouve une jouissance de l’esprit qu’il ne leur accorde pas gratis bien entendu ; et que cette même société, si indulgente pour les uns, fasse traquer comme une bête fauve un pauvre diable de marchand de papier à lettres, qu’elle déclare anarchiste, bien qu’il ne le soit pas. Vraiment on pourrait croire que le monde est renversé ou bien c’est le comble de la fourberie et de l’hypocrisie ; quand une société affiche une telle incohérence dans les idées, c’est un signe qu’elle est à son déclin et qu’elle va bientôt disparaître. Savez-vous les rapports que j’ai eus avec les anarchistes ? Dans les conférences auxquelles j’ai assisté, j’ai voulu exposer mes idées, je me suis fait baffouer et j’ai manqué d’être assommé. Voilà tout ce que j’ai récolté [...]. Si demain ces mêmes anarchistes venaient à faire leur révolution sociale, il me pendrait comme suspect de jésuitisme. Comme voilà bien l’incohérence humaine ! Et pourtant, je ne suis ni l’un ni l’autre. Ce qui peut avoir donné lieu à l’équivoque au point de vue de mes idées, c’est que parmi les paperasses dont j’ai été trouvé nanti, on a découvert plusieurs feuilles volantes sur lesquelles j’avais jeté à la hâte quelques pensées philosophiques, tout en faisant l’exposé de la philosophie anarchiste. Je le dis et le répète, le point de contact qui peut exister entre ma philosophie et l’anarchie est ceci. C’est que cette société doit être détruite de fond en comble par des événements grandioses et terribles, et que sur les débris de ce vieux monde renaîtront des cieux nouveaux et une nouvelle terre. Si écrire ceci est être anarchiste, pour être conséquent avec soi-même, il faudrait déclarer que les Épitres de Saint Paul, l’Apocalypse de Saint Jean et bien d’autres écrits sont des écrits anarchistes [...]. Fourier, Lamennais, Swedenborg l’ont entrevu comme dans un rêve, cet idéal de justice et d’amour qui doit régner bientôt sur la terre. Quant à ces événements qui doivent régénérer, changer la face du monde et faire surgir de la nuit cette nouvelle Jérusalem céleste et terrestre, ils sont aussi de l’ordre humain et encore plus de l’ordre divin. Pour les connaître, ces événements, il faut s’initier aux mystères des sciences occultes. J’espère, monsieur, que quoique je sois le dernier des parias de la terre, même au-dessous de Ravachol, vous daignerez m’écouter, si vous êtes un vrai démocrate et que vous ferez cesser ces poursuites aussi inutiles que ridicules et qui sont désagréables pour moi, mais aussi pour vos gendarmes, à qui elles donnent un surcroît de travail. Je termine ma lettre en vous saluant et j’espère en votre bienveillance ».
La prévention d’anarchisme : le cas Soudan.
Il ne faut alors pas grand chose pour être estampillé anarchiste. Émile Schiel, « né à Paris le 27 août 1869 », un « ajusteur demeurant à Genève », est ainsi « soupçonné d’anarchisme à cause de ses fréquentations avec le nommé Stœrklen », qui « passe pour professer des idées anarchistes très accentuées ». Dans un rapport du Commissaire de police de Bourg-en-bresse au Préfet de l’Ain, daté du 24 juillet 1894, on lit de même que Pierre Saby, « forain » né dans le Rhône le 24 février 1866, « est bien imbu d’idées anarchistes », alors qu’il est précisé « qu’il ne [les] manifeste pas trop ouvertement ». Mais rien n’est plus éloquent à cet endroit que le « Rapport du brigadier Joux, commandant la brigade de gendarmerie de Collonges sur le nommé Soudan, Louis-Gabriel [« né le 3 février 1864 à Thonon (Haute Savoie) »], soupçonné anarchiste » (3 janvier 1894). Après avoir rappelé que ce dernier est le « fils de M. Soudan Jean-Antoine, ancien gendarme retraité, lequel était chevalier de la légion d’honneur, décoré de la médaille militaire, et des médailles de Crimée et d’Italie », qu’il s’est lui-même « engagé pour cinq ans le 30 juin 1884 au 23e de ligne à Bourg », qu’il « a été envoyé en congé le 12 septembre 1888 » et qu’il vient de demander à « contracter un rengagement dans l’armée coloniale », le brigadier conclut : « En résumé, d’après l’opinion des gens et celle de la gendarmerie de Collonges, le sieur Soudan est un adepte de l’anarchisme non pas militant, mais pouvant le devenir si sa situation d’oisiveté se maintenait ». Il est vrai qu’il a également noté que « quand il a bu, Soudan fait volontiers l’apologie de Ravachol » et qu’« aux dernières législatives » « quelques personnes » lui ont attribué un bulletin de vote où on lisait : « Vive la révolution sociale ! » Mais s’il avait vérifié, le gendarme se serait aperçu que le prétendu anarchiste n’était même « pas inscrit sur les listes électorales ». À la suite de ce rapport, une perquisition est ordonnée à son domicile le 25 juillet 1894. Bien entendu, elle ne donne rien et le « Procès verbal » porte la remarque suivante : « Notre opération terminée, le sieur Jourdan nous a affirmé n’avoir jamais eu de relation avec les anarchistes et ne pas professer leurs théories ». Soldat réserviste, Soudan s’avère finalement n’être nullement un anarchiste. Au terme d’une « période d’instruction au 133e Régiment d’infanterie de Belley », le 28 octobre 1894, le « Rapport du Maréchal des Logis Chef Claudet » est formel (ADA, M 934/2) : « Pendant son séjour à Belley, cet individu, qui a été l’objet d’une étroite surveillance, soit en ville ou à la caserne, n’a tenu aucun propos, fait ou geste pouvant faire penser qu’il fût affilié à l’anarchie ; au contraire, son chef de corps nous a dit qu’il était très content de lui, ajoutant que pendant le cours de sa période d’instruction, il s’était conduit en brave et honnête soldat ».