Anarchives de l’Ain — 1. Les années 1890
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Sous la rubrique Anarchives de l’Ain, L’Éclat publie des documents d’archives inédits relatifs à l’histoire de l’anarchisme dans le département de l’Ain. Sources : Archives nationales (AN) — 12504. Organisation anarchiste en France (1894) ; Archives départementales de l’Ain (ADA) — 934/1-2. Anarchistes. Dossiers individuels et divers (1894-1914).
L’organisation des anarchistes dans l’Ain en 1894.
Voici tout d’abord ce qui concerne le département de l’Ain dans le « Rapport de synthèse, sous forme de tableau, établi par les renseignements généraux à partir des réponses des préfets à une circulaire du 13 décembre 1893 visant à savoir s’il y avait une organisation anarchiste en France » (AN, F7 12504) : « Les anarchistes de l’Ain ne sont pas formés en groupe ayant une organisation déterminée. Deux d’entre eux vont souvent à Genève, où ils sont en rapport avec les anarchistes de Suisse. On suppose qu’ils servent d’intermédiaires entre ces derniers et les compagnons de Lyon, pour l’introduction en France des publications révolutionnaires. Aucune entente n’existe entre les anarchistes du département, aucune action commune n’est à redouter de leur part pour le moment. Ils ne paraissent pas non plus être affiliés à des groupes étrangers ». — Les notices individuelles. C’est dans le contexte des lois scélérates (décembre 1893-juillet 1894) que les Préfets ont été invités à faire établir des Notices individuelles sur tout individu soupçonné d’anarchisme. Celles-ci se présentent toujours de la même manière : après l’État civil (Nom, Prénoms, Surnoms, Domicile, Résidence habituelle, Profession, Date, Lieu et Département de naissance, Situation familiale) et le Signalement (Taille, Cheveux, Sourcils, Barbe, Front, Yeux, Bouche, Menton, Visage, Teint), viennent les « Détails particuliers propres à faciliter la constatation de l’identité de l’individu » et les « Renseignements divers », qui colportent les ragots les plus ignobles (ADA, M 934/1). — Deux d’entre eux vont souvent à Genève : Vanel et Soudien. La « Notice individuelle » de François-Joseph Vanel, établie par la Préfecture de l’Ain le 27 avril 1894, permet d’identifier avec certitude les deux anarchistes du département qui « vont souvent à Genève », suivant le « Rapport de synthèse » sur l’« organisation anarchiste en France » (AN, F7 12504). On y apprend que ce cultivateur, né à Collonges (Ain) le 29 janvier 1859 — « 1, 68 m, cheveux, barbe et sourcils châtain clair, front ordinaire, yeux gris, nez moyen, menton rond, visage rond et teint coloré », « vêtu habituellement d’un complet en drap noir » et « coiffé d’un chapeau feutre noir, forme melon » —, qui parlait « en gesticulant, beaucoup et précipitamment sur un ton exalté », « habite 31 rue du Temple, à Genève depuis 1888 », où il a « déjà résidé en 1885 » et où « on le surnomme Ravachol » : « Il est connu à Genève pour ses idées révolutionnaires et ses relations avec les compagnons de cette ville où il fréquente assidûment les clubs anarchistes et les réunions de l’armée du salut. Il a été renvoyé en avril 1892 de la gare de Cornavin où il était employé depuis 18 mois environ et ne vit actuellement que d’expédients ; il est même soupçonné de pratiquer le vol. Chaque année, Vanel vient deux ou trois fois à Collonges et se rend chez le sieur Soudien (Louis-Gabriel), qui a fait l’objet d’une notice individuelle en date du 27 octobre 1893. Ce dernier, lorsqu’il va à Genève, se rend également chez Vanel. D’après les renseignements qui me sont fournis, le sieur Vanel, bien que très-exalté, ne serait pas dangereux » (ADA, M 934/1). À eux deux, Vanel et Soudien pouvaient introduire « en France des publications révolutionnaires » tous les deux mois. — « Les compagnons de Lyon » : Vitre et Cayré. Dans les années 1890, des liens entre les anarchistes de l’Ain et « les compagnons de Lyon » sont certes attestés, mais ils ne paraissent avoir été ni nombreux ni réguliers. François Vitre, « anarchiste de Lyon » qui travaille à Neuville-sur-Ain en août et en octobre 1894, pourrait bien avoir servi d’intermédiaire entre les anarchistes des deux départements, même si rien ne l’atteste formellement : Vitre fut en effet le gérant de L’Émeute, journal anarchiste lyonnais, de 1883 à 1884. Il est en revanche difficile de penser que ce ne fût pas le cas du mystérieux Auguste Cayré, né le 29 octobre 1862 dans le Tarn (« boite de la jambe droite »), qui était connu dans la Loire comme un « anarchiste militant, méchant et hardi » et aurait tenu « formellement ces propos : Il faut faire jouer la dynamite pour détruire cette bourgeoisie pourrie ». Ouvrier ébéniste à Miribel, où il ne parlait jamais à ses camarades d’atelier, il prétextait des affaires de famille pour se rendre régulièrement à Lyon où il aurait assisté « à des réunions anarchistes ». Il séjourne encore à Lagnieu en 1899, où son domicile est alors perquisitionné : on y trouve « de nombreux journaux et brochures anarchistes » (ADA, M 934/1). — Un mouchard : Vaucanson. Si la Préfecture est si bien renseignée, c’est qu’elle dispose de fonctionnaires zélés et de mouchards. Le Rapport n°441 du Commissaire spécial au Service du chemin de fer de Bellegarde, daté du 12 avril 1894 (ADA, M 934/1), jette une lumière vive sur les glorieuses voies empruntées par notre police nationale pour obtenir des renseignements. Ce rapport concerne « l’anarchiste Vaucansson », c’est-à-dire Henri-Denis Vaucanson, né à Dunières (Haute-Loire) le 25 novembre 1868. Après avoir été « condamné à Nîmes pour vol à la tire, à deux ans de prison », il est de passage dans l’Ain en 1894 : à en croire sa « Notice individuelle », c’est un vrai dur que Vaucanson, « un anarchiste des plus dangereux, s’adonnant spécialement à la propagande par le fait », c’est-à-dire à l’action directe ; « tatoué au bras droit des inscriptions : Vive l’argent, Vive Ravachol ; au bras gauche : Mort aux gendarmes, Vivent les voleurs », il sera l’objet d’un mandat d’arrêt lancé contre lui à Villefranche-sur-Saône, le 10 octobre 1898, « pour coups et blessures volontaires et complicité de vol ». Il a cependant un autre tatouage sur le bras gauche, dont l’empreinte est peut-être plus profonde : « Enfant du malheur »... Voici le texte intégral de ce Rapport (« Objet : au sujet de l’anarchiste Vaucansson ») : « Comme suite à mon télégramme de ce jour annonçant à Monsieur le Préfet de Bourg, le départ pour Lyon de l’anarchiste Vaucansson, j’ai l’honneur de lui faire connaître que ce compagnon qui se trouvait à Bellegarde depuis le 7 courant et qui avait demandé sans succès, à être rapatrié sur Paris, se voyant rebuté de partout et sans ressources, après avoir prudemment été endoctriné par moi, avait fini par me faire ses offres de service et me promettre de me renseigner sur le mouvement révolutionnaire qu’il prétend connaître à fond, si je parvenais à lui procurer du travail à Bellegarde. J’ai donc fait mon possible pour le placer dans un atelier quelconque, mais je n’ai pu parvenir à lui trouver du travail que pour quatre ou cinq jours. Aussi, voyant qu’il m’était impossible d’utiliser moi-même les services de ce compagnon, j’ai cru faire œuvre utile en le confiant à mon collègue de Lyon, car Vaucansson paraît avoir des relations parmi les anarchistes du Rhône et de la Loire. J’espère à mon tour, qu’il pourra, par la suite, m’être de quelque utilité, en me signalant comme il me l’a promis, les allées et venues de Lyon à Genève, des malfaiteurs de toute catégorie ». — L’action isolée de Vernier. Le « Rapport de synthèse » sur l’« organisation anarchiste en France » (AN, F7 12504) souligne à juste titre qu’« aucune entente n’existe entre les anarchistes du département », qui agissent donc de manière isolée. En témoigne un autre Rapport, établi le 21 avril 1892 par un Commissaire de Bourg (« Objet : Sûreté publique »), qui permet en outre de se faire une idée de la nature et de l’envergure des actions anarchistes dans l’Ain, à la fin du xixe siècle (ADA, M 934/1) : « Monsieur le Préfet, J’ai l’honneur de vous rendre compte que je viens de faire mettre en état d’arrestation un nommé Vernier, Charles Louis, âgé de 27 ans, chanteur ambulant, né à Vernantois (Jura). Cet individu avait écrit sur une ardoise suspendue à l’hôtel des Griffons, les mots suivants : Ordre du jour du 1er Mai. Camarades de misère, l’heure des revendications est arrivée ; ne demandons plus, prenons. Ne faisons plus pitié, faisons peur ; comme autrefois, disons : du plomb ou du pain. Il avait mis la même inscription sur les volets de Madame Veuve Desfarge, loueuse de voiture. Cet homme a une bonne instruction : il était porteur de dessins pornographiques, faits par lui, abominables. Ils ont été remis au parquet. Veuillez agréer, etc. ». — Le coup de gueule de Belcayre. Dans l’Ain, les actions anarchistes sont si isolées et ont si peu d’envergure qu’elles se réduisent souvent à de simples coups de gueule. Leurs auteurs les paient cependant au prix fort. L’exemple de celui qu’a poussé le jeune Eugène-Honoré Belcayre à Nantua, en janvier 1894, nous est procuré par une lettre du Procureur de la République de Nantua, adressé au Préfet de l’Ain le 30 janvier de la même année (ADA, M 934/1) : « Monsieur le Préfet, J’ai l’honneur de vous adresser les renseignement que vous avez bien voulu me demander concernant le nommé Belcayre (Honoré), âgé de 19 ans, condamné le 26 janvier courant, par le tribunal correctionnel de mon siège, à 1 mois d’emprisonnement, pour outrages par paroles envers la gendarmerie. Belcayre avait dit aux gendarmes : Je voudrais que le dernier gendarme fût pendu ; Quand je serai mis en liberté, je viendrai faire sauter la caserne de gendarmerie. Ce sont ces propos qui ont motivé la condamnation de Belcayre. Cet individu, au cours de l’enquête, s’est vanté d’être anarchiste, de recevoir des subsides de la caisse des anarchistes ; il a prétendu qu’il avait été en relations, en Italie et à Genève, avec des gens de ce parti, sans vouloir fournir aucune indication de nature à permettre de contrôler ses affirmations. Sur le bras droit, Belcayre porte ces mots tatoués : Vive l’anarchie, à bas les gendarmes. Une pareille attitude doit évidemment éveiller l’attention de l’autorité et provoquer, à l’égard de Belcayre, des mesures de surveillance. Je ne vois pas néanmoins qu’on se trouve en présence d’un individu bien dangereux ; son jeune âge, son existence vagabonde et misérable, l’affectation même qu’il met à se proclamer anarchiste, tout cela fait douter de son affiliation à une secte. C’est évidemment un mauvais sujet, bien capable, à un moment donné, de se jeter dans un mouvement anarchiste ; mais je ne crois pas qu’il ait encore figuré sérieusement parmi les partisans de la propagande par le fait. En dehors de son attitude et de ses déclarations, l’enquête n’a, d’ailleurs, rien révélé, à cet égard. J’aurai soin, Monsieur le Préfet, lorsque Belcayre sortira de prison, de vous aviser télégraphiquement de la direction qu’il aura prise. Veuillez agréer, etc. ». — La gaya scienza de Sassard. Le 26 juillet 1894, Jules-François Sassard, né le 26 avril 1858, est arrêté à Collonges « pour avoir fait l’apologie de l’assassinat de M. le Président Carnot » le dimanche 22 juillet au Café Rochaix de Longeray (commune de Léaz). Bien qu’il prétende avoir « tenu ces propos sous l’influence de l’ivresse » et qu’il se défende « d’être anarchiste », le Sous-préfet de Gex est « d’avis qu’il y a lieu de le considérer comme » tel et il n’a pas complètement tort. Le « Rapport des gendarmes à cheval Gros-Denis et Chappuis » du 26 juillet réunit en effet des propos publiquement tenus par le prévenu qui sont autant d’aphorismes d’un libertaire (ADA, M 934/2) : « C’est trop pénible de travailler ; pourquoi travaillons-nous autant ? », « L’ouvrier ne devrait pas travailler ; nous devrions boire du bon vin et non de la piquette ! », « Il n’y a rien de tel que l’anarchie ; on est bien bête de travailler ! », « Vive l’anarchie ! », « Nous devrions tous être des égaux ; il ne faut pas de Bourgeois ! ». Vive Sassard ! — Les désespérés : les cas de Boyer et de Chamoux. Dans les années 1890, la lutte anarchiste a cependant quelque chose de désespéré dans le département de l’Ain. Alphonse Boyer (né en 1867 à Pontarlier), chaudronnier-étameur domicilié à Lalleyriat (Ain), qui est qualifié d’anarchiste, d’individu dangereux et de repris de justice dans la Notice individuelle établie le 10 juillet 1894, y est par exemple l’objet de cette remarque : « Il n’y a que lorsqu’il est pris de boissons qu’il devient querelleur, par paroles ». D’un rapport dressé l’année suivante (1895), on ne retiendra ainsi qu’une information : il « s’enivre à Nantua ». Il en va de même de « l’anarchiste François Chamoux », né à Annecy le 3 février 1847, qui fut condamné à six mois de prison « pour apologie du crime » par le tribunal de Belley (peine confirmée par le tribunal de Lyon en janvier 1895), parce qu’à Saint-Rambert (Ain), il aurait crié en public : Vive l’anarchie, Vive Caserio ! C’est encore le cas d’Étienne Bor, né le 25 décembre 1857 à Montpellier (Hérault), auquel « manque le pouce de la main gauche », qui passe régulièrement par le département de l’Ain (mars et déc. 1895, oct. 96, janv. 97, janv. et déc. 98, sept.-oct. 99, juil.-août 1900, nov.-déc. 1902 et mai 1903) et qui est « arrêté par la brigade » le 22 juillet 1900, « pour outrages et menaces à M. le Maire de Thoissey » (ADA, M 934/1).
(à suivre)