Anarchives

jeudi 25 juillet 2019
par  Gia

Dans les derniers numéros de l’Éclat, nous avions dressé le portrait de quelques trimardeurs catalogués comme anarchistes et traqués par la police. La liste est longue. Parcourons-la. On y voit des personnages, souvent marginaux, dont certains sont soupçonnés à tort d’appartenir au mouvement anarchiste. Parfois, ils s’en défendent. Par stratégie ? Sincèrement ? Rien ne permet de le savoir. Certains, activement recherchés, sont introuvables ou disparaissent sans laisser de traces. Il arrive aussi que d’autres se disent anarchistes par bravade, s’exposant au fichage par pure fanfaronnade.

Un vrai faux repenti ?

André Jarraux est né le 14 mai 1851 à St Victor, dans la Loire. Sa fiche signalétique est assez précise : 1,70m, de bonne corpulence, figure ronde et teint coloré, cheveux bruns légèrement frisés, moustache brune. Il est divorcé de Mme Rich, de Roanne, avec laquelle il a eu deux enfants. Il s’est marié le 6 octobre 1894 avec Marie Sève (elle aussi de Roanne), après plusieurs années de vie maritale. Ils auront cinq enfants.
Jarraux a été condamné deux fois : la première le 12 décembre 1884 à 8 mois de prison et 50 francs d’amende pour détention d’objets explosifs, la seconde le 9 octobre 1892 à 6 mois de prison et 50 francs d’amende pour « détention de matières explosibles et incendiaires » (sic).
Il s’installe à Coupy-Vauchy près de Bellegarde le 13 février 1893 et travaille comme chauffeur-mécanicien à l’usine de phosphates de Bellegarde.
La police exerce une surveillance discrète : « pour faire droit au désir de ses patrons, la surveillance dont il est l’objet est tout à fait discrète, sans toutefois perdre de vue cet anarchiste qui paraît avoir abandonné ses théories d’autrefois. » (Lettre du commissaire spécial de la gare de Bellegarde au préfet de l’Ain, datée du 1er septembre 1897).
En effet, le 9 février 1897, le sous-directeur de la Société Générale des Phosphates de la Valserine et du Rhône adresse un courrier au commissaire spécial de Bellegarde dans lequel il supplie l’administration de « vouloir bien faire enlever la peine de surveillance à laquelle il a été condamné ». Jarraux est présenté comme « un très bon et très laborieux ouvrier (…) , excellent père de famille de 5 enfants sur la conduite de qui il n’y a rien à dire (…) Son caractère, ses manières, son tempérament même, rien n’indique chez lui ce qui caractérise un révolté. »
Un rapport du commissaire spécial de Bellegarde, daté du 4 août 1897, précise : « Caractère froid et concentré, il ne fait pas parade de ses théories anarchistes. En résumé, il se tient tranquille. »
Un autre courrier, adressé le 10 mars 1897 par le commandant de gendarmerie de Bourg à celui de Bellegarde, conclut : « il y a lieu de cesser la surveillance habituelle – publique et journalière – dont il a fait l’objet et de se borner jusqu’à nouvel ordre à faire une surveillance inostensible. »
Jarraux semble donc avoir renoncé à son engagement anarchiste. Déjà, un rapport du commissaire spécial de Bellegarde, daté de décembre 1893, relève qu’ « à la suite de l’attentat au Palais Boubon1, Jarraux, loin de paraître satisfait, a ouvertement manifesté sa réprobation. »
Cet ouvrier modèle, bon père de famille, remarqué pour sa sobriété, se consacrerait donc à sa vie professionnelle et familiale.
Cependant, un rapport du commissaire spécial de Belfort, daté d’octobre 1895 jette le doute sur la conversion de ce repenti. Des renseignements venus de Suisse laissent penser que Jarraux « aurait fait une propagande clandestine qui lui aurait permis de convertir à ses doctrines trois ou quatre ouvriers. Jusqu’à présent, ce groupe n’aurait reçu aucun journal ni autre écrit anarchiste dans la crainte de se découvrir. » Mais Jarraux se serait « abouché avec un mécanicien du PLM qui lui remet les journaux de Grave, Pouget, Sébastien Faure. » Selon ce rapport, il faudrait surveiller Jarraux plus que jamais, même s’il paraît avoir abandonné l’anarchisme : « il n’aurait fait peau neuve en apparence que pour éviter les tracasseries de la police avec laquelle il ne dédaigne même pas d’avoir des relations. »
Le mystère reste entier. Que penser de Jarraux : un ouvrier modèle pour qui l’anarchisme n’a été qu’une erreur de jeunesse, ou un militant habile sachant donner le change pour déjouer la surveillance policière ?

1 Le 9 décembre 1893, vers 16h, Auguste Vaillant lance une bombe de forte puissance dans l’hémicycle du Palais Bourbon, pour venger la mort de Ravachol, condamné à mort et exécuté le 11 juillet 1892 et pour dénoncer la répression menée par le gouvernement de Jean Casimir-Perier contre les militants anarchistes. Vaillant sera guillotiné le 5 février 1894.