À propos des luttes ponctuelles, calendaires et cloisonnées
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Après l’échec des mobilisations massives de l’automne contre la réforme des retraites, les luttes sociales, dans l’Ain comme ailleurs, ont repris leur rythme de croisière qui, aussi surprenant que cela puisse paraître, est plutôt soutenu. En moins de 75 jours (du 1er février au 15 avril 2011), on ne dénombre en effet pas moins de 17 mouvements de grève, carrée ou reconductible, dans le public comme dans le privé, et dans des secteurs aussi différents que le commerce, l’éducation, l’énergie, l’environnement, l’industrie, la justice, les télécommunications, la santé, les services et le social : dans l’Ain, ce trimestre, il y a eu des grèves près de deux jours sur trois (24 jours sans) et le nombre total de ces journées dans les différents secteurs du monde du travail s’élève à 75 et égale donc celui des jours de la période considérée. Il ne s’agit nullement des luttes de quelques irréductibles Gaulois, mais de milliers d’enseignants, d’électriciens, de gaziers, de postiers, de travailleurs sociaux, d’ouvriers, d’employés, de magistrats et même de médecins ! Ces chiffres parlent d’eux-mêmes : dans l’Ain comme ailleurs, les travailleuses et les travailleurs sont prêts à se battre et à perdre une partie de leur salaire pour sauver leur travail et leur peau !
Cet admirable entêtement populaire rappelle cependant l’absurde mouvement perpétuel du flux et du reflux de la mer (« la mer toujours recommencée »), qui dépose sur les sables et les rochers du littoral les immondices de la société capitaliste : depuis 1975, les salariés luttent, font grève et perdent régulièrement une partie de leur salaire, cependant que leurs conditions de travail et de vie ne cessent de se dégrader et le chômage d’augmenter. Cette inefficacité des luttes n’incombe assurément pas à leur principal instrument (la grève), qui a fait ses preuves à toutes les époques de l’histoire du mouvement ouvrier et dans le monde entier, mais au fait que les salarié-e-s méconnaissent trop souvent le rôle de chacun des quatre éléments constitutifs du dispositif social dans lequel elles se déroulent (le patronat, l’État, les syndicats et le salariat) et ne peuvent ainsi être les libres acteurs de leurs propres luttes. À cet égard, la récente actualité sociale de notre département est riche d’enseignements et sa simple prise en considération permet de détruire bien des préjugés.
Le patronat
Contrairement à une idée reçue, le patronat n’a pas trop souffert de la crise de 2008-2009 : non contents d’avoir bénéficié directement de la générosité de l’État (40 milliards d’euros), les patrons ont été autorisés par les directions départementales du travail à utiliser massivement le chômage partiel et ils ont ainsi pu imposer à leurs salariés les lois de la flexibilité ; certains ont même profité de l’occasion pour licencier des travailleurs en CDI et les remplacer par des précaires. Contrairement à une autre idée reçue, le sort des salariés n’est pas intimement lié à celui des entreprises, c’est-à-dire à celui des actionnaires et des patrons qui s’enrichissent de leur travail. Quand la situation n’est pas bonne, les patrons réclament l’aide de l’État, quitte à creuser le déficit public ; et quand elle est florissante, ils se gardent bien de rétrocéder les milliards généreusement alloués par celui-ci ou de faire profiter leurs salarié-e-s des énormes bénéfices produits par leur propre travail : il n’entre pas dans la nature du patronat d’être un bienfaiteur de l’humanité, mais de faire du profit. C’est là la cause des grèves récentes à Carrefour (Bourg), à But (Bourg), chez Tredi (Saint-Vulbas), chez Nexans (Bourg) et Billion (Bellignat). Qu’il cède ou non cette fois, le patronat ne changera cependant pas de nature et il faudra de nouveau entonner la même rengaine. La seule solution durable serait assurément de supprimer le patronat !
L’État
Contrairement à une troisième idée reçue, l’État n’a pas pour fonction de défendre l’intérêt général, mais de concentrer les pouvoirs de décision et de coercition entre les mains d’une minorité au service d’une classe (ou parfois d’une caste) dominante, en l’occurrence, le patronat. De ce point de vue, peu importe que la gauche ou la droite l’emporte aux élections : dans la course au pouvoir, ce sont deux chevaux qui appartiennent au même propriétaire ! l’État est d’abord une superbanque, qui, en 2009, sous couvert de sauver la France du chaos économique, a prêté 360 milliards d’euros aux autres banquiers et fait don de 40 milliards d’euros aux patrons : à titre de comparaison, ce prétendu défenseur de l’intérêt général n’a alors octroyé que 4 milliards d’euros aux salariés les plus démunis. Mais c’est aussi une superpolice, toujours prête à intervenir aux quatre coins du monde, pour préserver ou faire fructifier les intérêts du patronat (Irak, Côte d’Ivoire, etc.), et en France, chaque fois qu’un mouvement social se durcit et menace réellement les profits des patrons (réquisitions et interventions musclées lors des grèves reconductibles cet automne dans la pétrochimie et dans les ports). C’est enfin un curieux superpatron qui saborde la fonction publique pour justifier son démantèlement, la fractionner en une multitude d’entreprises autonomes et en faire finalement cadeau au patronat. C’est là la cause des grèves récentes dans l’éducation, l’énergie, la justice, la santé, le social et les transports. Qu’il cède ou non cette fois, l’État ne changera cependant pas de nature et il faudra de nouveau entonner la même rengaine. La seule solution durable serait assurément de supprimer l’État !
Les syndicats
Contrairement à une quatrième idée reçue, les syndicats ne sont pas tous en guerre contre le patronat et l’État. La plupart d’entre eux, qui ne sont pas des syndicats de lutte, mais de services, pratiquent la collaboration de classe et sont les interlocuteurs privilégiés de ces deux tares sociales : ce sont eux que les dirigeants économiques et politiques appellent les partenaires sociaux. Organisés et hiérarchisés suivant le modèle même de l’administration de l’État, ces syndicats sont dirigés par des permanents qui n’appartiennent plus au monde du travail et finissent par avoir des intérêts distincts de ceux de leur base (je ne dis pas des travailleurs, car cela fait bien longtemps que ces syndicats ne défendent plus les salarié-e-s en général, mais leurs seuls adhérent-e-s). Comme ces syndicats sont en outre soumis aux règles de la représentativité (car le titre de partenaire social se mérite !), ils sont en concurrence les uns avec les autres et ont eux aussi des intérêts qui leur sont propres. Contrairement à une cinquième idée reçue, ces syndicats ne défendent donc pas nécessairement les intérêts des travailleurs, mais avant tout les leurs et ceux de leur bureaucratie — on parlera dans un autre numéro de L’Éclat du rôle des intersyndicales, qui mérite un article séparé. Ils régulent ainsi la contestation sociale suivant un calendrier précis (élections professionnelles, négociations annuelles obligatoires, vote du budget, etc.), privilégient les débrayages symboliques et les grèves carrées, et quand, bien malgré eux, les salariés d’une entreprise ou d’un secteur partent en grève reconductible, ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour qu’elle ne s’étende pas à d’autres secteurs : ils ne battent jamais le fer tant qu’il est chaud, n’organisent jamais la convergence des luttes et n’appellent jamais non plus à la grève générale. Ainsi s’explique la multiplication des mouvements sectoriels à l’occasion des NAO (du 7 au 9 avril) et l’isolement durant six semaines des ouvriers de Gui Noël, qui seront finalement tous licenciés d’ici un mois. Que ces syndicats sortent victorieux ou non de ces luttes ponctuelles, calendaires et cloisonnées, ils ne changeront cependant pas de nature et il faudra de nouveau entonner la même rengaine. La seule solution durable serait d’en finir avec ces syndicats !
Le salariat
Les salarié-e-s sont les dindons (de la farce) dont se nourrissent le patronat, l’État et la plupart des syndicats : ce sont eux qui produisent toutes les richesses et qui pâtissent en même temps de toutes les crises (chômage partiel, licenciements, précarité, baisse de salaire, etc.). Contrairement à une sixième idée reçue, le salariat n’est cependant pas une fatalité, mais une simple condition d’existence du système capitaliste (il n’y a pas de salariat sans capital et il n’y a pas de capital sans salariat) : si les patrons ont besoin des travailleurs, ceux-ci n’ont besoin ni des patrons ni des salaires au moyen desquels ces derniers les enchaînent et leur interdisent la jouissance de l’égalité réelle. La CGT l’a reconnu dès 1906. Dans la Charte d’Amiens, elle affirmait alors aspirer à regrouper « tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ». Or cette Charte d’Amiens n’est pas un songe creux, puisque la CGT, FO, l’UNSA, l’Union syndicale Solidaires, la CNT, la FGAAC et la FSU s’en réclament aujourd’hui encore.
Alors changeons de rengaine et unissons-nous : prenons en main nos luttes, organisons-les nous-mêmes, faisons-les converger vers la grève générale et finissons-en une fois pour toutes avec le salariat, le patronat et les protestations ponctuelles, calendaires et cloisonnées organisées par les syndicats. Car, conformément à une septième et une huitième idées reçues, on n’est jamais mieux servi que par soi-même et l’union fait la force !
Mai 2011