Sur le fascisme
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Le texte ci-dessous est celui d’une intervention faite lors d’une soirée organisée par le collectif antifasciste du Puy-en-Velay. Il est délibérément non exhaustif. Le fascisme, ses origines, ses manifestations faisant l’objet de débats, souvent passionnés de la part des historien·nes.
« Suzanne Buisson, bonne dame dévouée et glapissante de la fédération de la Seine, s’écriera, dans son isoloir de la rue Feydeau : « mon petit ami, à force de crier au péril fasciste, vous allez le faire naître ! ». Elle mourra quelques années plus tard aux mains des bourreaux nazis. »
Damiel Guérin, Front Populaire, révolution manquée
Faut-il attendre de voir les bannières de drapeaux fascistes ou fascisants aux fenêtres de nos villes pour réagir ? Faut-il s’empêcher d’utiliser le terme de fasciste, parce qu’il serait réservé à une période de l’histoire et à un pays particulier par les historiens (l’Italie et les années 20/30) ? Ils sont trop nombreux à vouloir enfermer le terme de fascisme à une époque qui serait aujourd’hui révolue. Avec un tel raisonnement poussé à son paroxysme le fascisme ne pourrait que convenir à l’Italie mussolinienne ce qui offrirait une formidable opportunité au RN, souhaitant plus que tout autre faire retomber ce concept aux oubliettes de l’histoire afin de mieux préparer son retour. Rappelons que dans les années 20, l’Allemagne ne comptait guère, même parmi la gauche (qu’elle soit social-démocrate ou communiste) de personnes vraiment conscientes du danger que le groupuscule nazi représentait.
Mon propos ne souhaite pas l’exhaustivité mais mettre en avant quelques principes du fascisme que l’on peut contemporéaniser.
Le contexte
Le contexte a des similitudes. Une crise du capitalisme, aujourd’hui dans un cadre mondialisé, qui se mue en crise sociale et politique avec un déficit démocratique, une dérive droitière de toutes les forces politiques y compris celles de gauche au travers des pratiques autoritaires de gouvernement, dont le but reste de sauver le capitalisme. C’est le contexte de l’Allemagne et de l’Italie des années 20 et 30, c’est aussi le nôtre.
Le détour par la fin des années 30 permet de voir comment les démocraties parlementaires en prétendant se défendre contre les régimes fascistes ont emprunté les armes de leurs adversaires faisant entrer le loup dans la bergerie, préparant l’opinion à un pouvoir fasciste. Si le RN n’est qu’aux portes du pouvoir, l’État aujourd’hui est prêt à l’accueillir. Quelques exemples :
1 - Le fascisme se nourrit assurément du glissement des démocraties libérales vers l’autoritarisme. Aujourd’hui comme dans l’entre deux guerres, tout en maintenant des apparences démocratiques, les centres de commandement politique se libèrent progressivement de tout contrôle populaire. Lorsque s’accroît la criminalisation de la protestation ou de la simple action revendicative, lorsque se rétrécit l’espace public par la soumission de l’information au capital et aux logiques de marché, lorsque la politique alterne entre le divertissement et la police, nul doute que la contre-révolution fasciste gagne du terrain. Ce durcissement autoritaire s’appuie sur des institutions le permettant : présidentialisation de la Vème, 49,3, état de siège, état d’urgence, pleins pouvoirs, attente de l’homme ou de la femme providentiel·le… Le cas de l’état d’urgence est intéressant à analyser pour montrer ces dérives. Ainsi, l’une des conséquences concrètes de l’état d’urgence, depuis la fin des années 2015, ce sont des centaines d’assignations à résidence et des milliers de perquisitions brutales (dont 1% seulement ont donné lieu à des chefs d’accusation pour activités à caractère terroriste). Contournant l’institution judiciaire, ces procédures ont ciblé en particulier des musulman·es, des habitant·es de quartiers populaires et des milliers de militant·es de la gauche radicale (zadistes, écolos, syndicalistes, antiracistes, antifascistes, anticapitalistes). Cette progression inquiétante de l’arbitraire policier s’est également traduite par la brutalité de la répression qui s’est abattue sur les migrant·es, mais aussi sur les mobilisations sociales, à un niveau jamais atteint en France depuis la répression par Pasqua du mouvement étudiant de 1986. De plus, l’état d’urgence a servi à autre chose que la lutte antiterroriste. Hollande a lui-même affirmé : « c’est vrai, l’état d’urgence a servi à sécuriser la COP 21, ce qu’on n’aurait pas pu faire autrement. Imaginons qu’il n’y ait pas eu les attentats, on n’aurait pas pu interpeller les zadistes pour les empêcher de venir manifester. Cela a été une facilité apportée par l’état d’urgence, pour d’autres raisons que la lutte contre le terrorisme, pour éviter qu’il y ait des échauffourées. On l’assume parce qu’il y a la COP. » Il y a aussi un véritable contrôle de la pensée avec les dérives faites à dessein dans l’utilisation du terme de terroriste (Tarnac 2015) afin de préparer l’opinion à la terreur d’État. C. Guillon parle de terrorisation démocratique. Les démocraties entre les deux-guerres ont joué de la même manière en utilisant les armes de leurs ennemis : ainsi les socialistes au pouvoir en Allemagne après la 1ère guerre ont fait massacrer la révolution spartakiste dans le sang en utilisant les Corps Francs, premier noyau des SA.
Les fascistes, tout comme le RN, vont développer une critique opportuniste de ces évidentes dérives antidémocratiques tout en proposant pour y remédier l’avènement d’un pouvoir bien plus brutal que l’État fort actuel. Ils prétendent ainsi régénérer la nation par un fantasme de fusion entre pouvoir et « peuple » réduit à plébisciter un chef. Ce rapport purement instrumental à la démocratie est un trait central du fascisme : le fascisme use des moyens démocratiques tout en méprisant foncièrement la démocratie et en souhaitant s’en débarrasser.
2 - Le fascisme est inter-classiste et bénéficie de l’aide des autres forces politiques. En Italie et en Allemagne, le fascisme repose sur une alliance inter-classiste entre une petite bourgeoisie en déclin (le cœur du fascisme), des classes possédantes conservatrices qui, d’élections en élections, se sont rapprochées des fascistes (comme la droite des Républicains aujourd’hui) ou celles qui ont vu dans le fascisme un moyen de défendre le capitalisme face aux attaques révolutionnaires. On y trouve aussi des classes populaires paupérisées par la transformation du capitalisme, le plus souvent celles déconnectées de l’action syndicale. C’est exactement le même profil aujourd’hui pour l’électorat du RN.
Régénération
« Les fascistes rejettent toutes les valeurs universelles au profit du succès de peuples élus dans un combat darwinien pour leur suprématie. »
Je reprendrai une autre définition de Paxton :
« On peut définir le fascisme comme une forme de comportement politique marquée au coin d’une préoccupation obsessionnelle pour le déclin de la société, pour son humiliation et sa victimisation, pour les cultes compensatoires de l’unité, de l’énergie et de la pureté ; ses militants, des nationalistes convaincus encadrés par un parti fondé sur la masse, collaborent de manière souvent rugueuse, mais efficace, avec des élites traditionnelles ; le parti abandonne les libertés démocratiques et poursuit, par une politique de violence rédemptrice et en l’absence de contraintes éthiques ou légales, un double objectif de nettoyage interne et d’expansion externe. »
Ainsi, d’une manière écourtée, le fascisme est un mouvement de masse qui prétend œuvrer à la régénération d’une « communauté imaginaire » considérée comme organique (soit la nation, la « race » et/ou la civilisation), par la purification ethno-raciale, par l’anéantissement de tout conflit social et de toute contestation, qu’elle soit politique, syndicale, religieuse, artistique, etc. Autrement dit par le rejet de tout ce qui pourrait mettre en péril une unité imaginaire ethno-nationale. À bien y regarder, le FN a tout à fait son empreinte dans cette définition mais il n’est pas le seul à voir une dégénérescence de la France (cf Wauquiez). En abandonnant les oripeaux du racisme biologique, autrement dit le vieux langage de l’inégalité, intenable depuis le génocide juif, le racisme s’est construit une rhétorique beaucoup plus présentable, celle de la défense et du rayonnement de l’identité nationale. Le FN ne réduit pas la communauté nationale aux « Gaulois ». Elle peut être culturelle : une prétendue communauté linguistique, religieuse qui plongerait ses racines dans un passé millénaire. C’est l’angle d’analyse du FN avec l’idée d’une citoyenneté qui serait fondée sur la proximité culturelle des Français, sur la langue, sur la religion (idée de préférence nationale), voire sur un plan économique avec une idéalisation du corporatisme médiéval dans le cadre actualisé de la défense d’un capitalisme national face à la mondialisation libérale (le petit patron est son point d’appui en le considérant comme naturellement bon avec ses employés).
Offensive nationaliste et raciste
L’ascension du FN en France ne peut pas être comprise sans la mise au jour de l’offensive nationaliste et raciste, qui est de la responsabilité de toutes ou presque les forces politiques. Ces dernières ont fait des immigré·es des problèmes à résoudre, des menaces à repousser, voire des ennemis à anéantir.
Le FN en a profité pour organiser le ressentiment vis à vis des immigré·es et de leurs enfants, aiguisé par la crise sociale et, en l’élevant au rang d’idéologie systématique, il a contribué à l’émergence d’un nouveau consensus. Le FN oppose le eux et nous – Français de souche / Français de papiers – profitant de la montée du chômage, exacerbant la concurrence sur le marché du travail. Si le FN n’en a cure de la lutte des classes, cela a été aussi facilité par l’abandon de cette dernière par le PS et le PC pour des références vaguement citoyennistes opposant inclus et exclus.
Violence et répression
La violence est au cœur de l’idéologie fasciste en y voyant justement un moyen de régénérer la population. C’est la rédemption par la brutalité (celle de la 1ère guerre). Cette terreur repose sur une terreur étatique et extra-étatique avec des milices. Avec la militarisation de la police et la violence d’État, la première est déjà bien amorcée. En revanche, si les mouvements fascistes pouvaient se caractériser par leurs milices, le FN n’a pas cette volonté. Néanmoins, les groupes qui gravitent autour de lui n’hésitent pas à mettre en place ces milices qui, même si elles ne sont pas en chemises noires ou brunes, existent bien. C’est par exemple le cas du Bastion Social. Ainsi la violence est au cœur du projet fasciste. Certes, les détracteurs bien-pensants d’un fascisme actuel disent que le contexte en Italie et en Allemagne après la première guerre était d’une grande violence et qu’aujourd’hui nos sociétés sont pacifiées et donc qu’une telle idéologie n’aurait plus sa place. Là où ils ont raison, c’est dans la violence quotidienne dans ces pays il y a presque un siècle. En revanche, leur paresse intellectuelle les empêche de voir que cette violence s’est transformée. Certes, si les violences physiques entre personnes sont de moins en moins acceptées, les violences de masse perpétrées par des États (dont le nôtre), de plus en plus souvent à distance (les guerres, les banlieues), semblent largement tolérées, dans la mesure où elles ciblent des populations ou des groupes préalablement constitués en ennemis (intérieurs ou extérieurs). Comme avec l’antisémitisme après la 1ère guerre, le racisme joue un rôle fondamental : en permettant une déshumanisation de cet ennemi, il légitime par avance les traitements d’exception dont fera l’objet celui-ci et, par extension, toutes celles et ceux qui pourront lui être assimilés, et il garantit l’indifférence dont la majorité fera preuve à leur égard, voire le soutien qu’elle apportera à l’oppression. Il suffit de lister les lois liberticides prises après chaque attentat depuis 30 ans !
Le FN est-il un parti populaire ?
Le FN a su profiter de cette étiquette de populiste qui lui a été collée et apparaître ainsi comme le parti des classes populaires remplaçant dans cette fonction le PCF dont les électeurs seraient passés au FN. Une contrevérité régulièrement réfutée mais sans cesse répétée. C’est oublier que seule une minorité des classes populaires vote pour le FN, que son implantation dans les milieux populaires est plutôt faible (banlieues) et que son corps militant comme sa direction demeurent largement dominés par des membres des classes supérieures, notamment patrons d’entreprises et professions libérales (en particulier avocats), et des couches intermédiaires.
Le fascisme est-il anticapitaliste ?
Dans les années 80 le FN fut un apôtre incontournable du néolibéralisme, important les préceptes de Reagan et Thatcher. Un premier tournant eut lieu dans les années 90, par opportunisme pour occuper un espace abandonné par le PS converti au néolibéralisme et par le déclin du PC. Cette ligne plus « sociale » fut accentuée en 2011 avec Marine le Pen s’entourant de Philippot, profitant du contexte de la crise financière de 2008 : le virage fut pris vers une molle orientation keynésienne. Ainsi, le parti de Marine le Pen a repris des propositions phares de la gauche : retraite à 60 ans, augmentation des salaires et des petites retraites, augmentation de l’impôt des plus riches et des grandes entreprises. Il revendique même une renationalisation de certaines entreprises mais cela ne va pas plus loin que le simple rétablissement de certaines conquêtes sociales ! Comme le fascisme autrefois il voudrait être un subtil mélange entre un anticapitalisme régressif petit bourgeois souhaitant revenir à un âge d’or précapitaliste et un anticapitalisme progressif populaire pour n’être au final qu’un capitalisme des plus brutaux. Ainsi, rien dans son programme ne concerne la protection des salarié·es ou la lutte contre la précarité. Il prône un retour au protectionnisme, mais dans le sens de la préférence nationale, renforçant donc les discriminations entre Français et étrangers. En revanche, rien sur le pouvoir des patrons ou le contrôle des actionnaires ; rien sur la propriété privée des grandes entreprises… En fait, il se contente d’une vague dénonciation du « mondialisme » sans jamais nommer les grands capitalistes, la classe bourgeoise, des soutiens dont il a et aura besoin. Il ne remet jamais en cause la « liberté d’entreprendre ». D’ailleurs, sa vision est celle d’« un bon capitalisme », dans le langage de l’extrême droite celui des petits contre les gros, celui des PME-PMI nationales contre celui des trusts multinationaux. Son souhait est de remplacer la caste des grands dirigeants par une autre caste probablement plus brutale. Son programme n’a donc rien de social, encore moins d’anticapitaliste. Il se résume dans la formule du FN des années 90 : « le social sans le socialisme ». Autrement dit, quand il dénonce les licenciements, les délocalisations, les conditions de travail ce n’est que par opportunisme car il n’y a jamais de rupture avec les causes, c’est-à-dire avec le capitalisme. Tout comme Mussolini ou les transfuges fascistes de la gauche (Doriot, Déat…), il ne vise pas l’émancipation humaine par la socialisation des moyens de production et d’échange, mais une « renaissance nationale » d’ordre moral et spirituel. Tout simplement car le fascisme avec un État fort est la réponse destinée à sauver la propriété privée des moyens de production et les profits qui vont avec.
Quelles réponses donner face au fascisme ?
La lutte contre l’extrême-droite doit être frontale tout en s’articulant à trois axes :
• l’opposition au capitalisme et au libéralisme
• la lutte contre le durcissement autoritaire, répressif et liberticide de l’État
• la lutte contre la xénophobie, le racisme et les systèmes de domination tel que le patriarcat.
Notre antifascisme n’aura de chance de succès que s’il renonce à se situer sur un terrain strictement défensif et s’il inscrit son action dans la construction, patiente mais déterminée, d’un mouvement capable de mettre fin aux politiques néo-libérales, autoritaires et racistes, de stopper le processus d’appauvrissement qui affecte les classes populaires et d’engager une rupture avec l’organisation capitaliste de la production, des échanges et de la vie. L’antifascisme ne peut donc être que révolutionnaire.
Un renouveau de la lutte antifasciste suppose aussi de se défaire de l’idée qu’il suffirait d’opposer au FN soit les « valeurs républicaines » dont la réalité est démentie quotidiennement par la majorité de la population (il suffit de voir la solidarité avec les migrant·es ! ), soit de crier au « front républicain » avec des organisations directement impliquées dans la destruction des conquêtes sociales et démocratiques, dans la banalisation du racisme et donc dans la progression de l’extrême-droite. Il nous faut sortir du crétinisme institutionnel qui ne voit comme réponse que les élections et un « front républicain ». Ce manque de lucidité et de combattivité a été le caractère marquant de la gauche des années 20 et 30 allant jusqu’à défiler pour le parti social démocrate allemand avec les nazis le 1er mai 1933 ! Si dès leurs premiers exploits, les bandes fascistes s’étaient heurtées à une résistance populaire organisée, elles auraient regardé à deux fois avant d’entreprendre des expéditions punitives, elles auraient sûrement moins recruté. Si les partis sociaux-démocrates et communistes avaient usé réellement d’autres moyens que les élections (ils avaient les moyens de combattre les fascistes sur le terrain) ils auraient donné plus de dynamisme au mouvement prolétarien pouvant ainsi freiner la déferlante fasciste. La question de la violence si elle ne doit pas être recherchée ou valorisée pour elle-même, ne peut être exclue face à un ennemi dont le projet de société est intrinsèquement violent et qui encourage les violences. Toutes les initiatives allant dans un sens d’autodéfense populaire (antiraciste, féministe,…) doivent être encouragées. En fait, la violence est toujours mal posée car toujours pensée sur un plan moral, donc dépolitisé.
Il nous faut donc lutter contre l’implantation de l’extrême-droite dans les entreprises, les lycées, les universités, les zones rurales, les centres villes, les périphéries, implantation menée soit sous la bannière du RN, soit avec celle de ses associations ou de ses satellites. Il faut refuser leur droit à la parole, montrer ce qu’ils sont : une résurgence du fascisme. Construire des mobilisations unitaires, préparer des actions, perturber les meetings, décourager les sympathisant·es, se développer au-delà de la scène électorale. C’est à ce minimum de lutte que nous commencerons à faire reculer les fachos.
Éric, Collectif antifasciste du Puy-en-Velay et membre d’Alternative Libertaire