Suite des Mémoires de Brand alias Arrigoni 4) , recueillies par Paul Avrich.

Traduit de l’Italien par Rep
mardi 1er mars 2016
par  Rep

Cette interview a été publiée en juillet 1996, en Italie, dans le n° 7 de « Leggere l’anarchia » du bulletin diffusé par le Centre d’Études Libertaires Giuseppe Pinelli de Milan.

Il s’agit d’un anarchiste individualiste, toujours présent au milieu des batailles politiques et sociales de la majeure partie du XXème siècle et à travers le monde entier. Sa conception de l’individualisme se différenciait sur différents aspects d’avec celle du poète futuriste « Novatore » (Abele Ricieri Ferrari dit Renzo Novatore 1890-1922), mais comme l’explique Arrigoni dans la dernière partie de l’interview, dans l’anarchisme il n’existe pas d’évangiles à suivre ni de dogmes à respecter. L’important, c’est de suivre son cœur et son cerveau, et résister et lutter. Toujours et de toutes les manières.

Dans les trois précédents articles nous avons pu suivre l’enfance puis l’adolescence de Enrico Arrigoni, sa découverte de l’anarchisme à travers différentes lectures et au contact de camarades, tout ceci juste avant la première guerre mondiale.
Pendant le conflit il participe à diverses grèves où il est inquiété. Il part d’Italie et passe par la Suisse, l’Allemagne, les Pays-Bas, de nouveau l’Allemagne où il participe à la révolution spartakiste. Fin 1918, il est en Russie, mais comme prisonnier de guerre. Il est déçu par la révolution bolchevique. Il retourne en Italie pour embarquer vers l’Amérique latine, puis après des péripéties, vers les États-Unis.

En 1930, j’étais de nouveau aux États-Unis et depuis lors j’y suis resté (même si j’ai voyagé à différentes occasions à l’étranger). A New-York, en 1924, j’avais trouvé du travail comme tourneur dans une petite usine de Harlem. Je me suis tout de suite impliqué dans le mouvement anarchiste, surtout auprès du groupe espagnol et celui qui s’appelait Road to Freedom, sur la 23ème Rue, mais aussi dans le groupe italien de Brooklyn, le Circolo Volontà.

De temps en temps, j’ai écrit pour L’Adunata des Refrattari (Le Rassemblement des Rebelles), pour Cultura Obrera (publié, après le décès de Pedro Esteve, par l’Argentin Roberto Muller, qui par la suite a collaboré avec Eresia) et de manière anecdotique quelques articles en anglais pour The Road to Freedom. Je fréquentais surtout ce dernier groupe (je voulais apprendre l’anglais rapidement) et celui espagnol (la langue, je l’avais apprise pendant mes séjours en Espagne, en Argentine et à Cuba, et ma compagne, qui est morte peu après, était espagnole). En fait, je n’ai jamais été membre du groupe italien, alors que je me sentais très à l’aise avec les Espagnols. J’ai fondé le journal Eresia (Brooklyn 1928-1932), une revue éclectique avec de fortes tendances individualistes, même si parmi les collaborateurs, il y avait des communistes-anarchistes comme Ugo Fedeli, ancien compagnon de la période milanaise. Joe Conti, qui faisait office d’administrateur, m’a même appris le travail de maçon. Moi, j’étais le rédacteur et je signais “Brand” ou “Harry Goni” (c’est à dire Arrigoni). C’était un autre maçon du New Jersey qui faisait les dessins. On tirait deux mille copies de la revue. Ghezzi, un autre de mes anciens compagnons italiens, m’expédiait des articles de Russie, alors que nous avions essayé désespérément et sans résultat de le faire sortir de là-bas. Plus tard, j’ai collaboré régulièrement avec Controcorrente, publié à Boston par Felicani, et j’ai participé à la fondation de Intesa Libertaria (Entente Libertaire), vers la fin des années trente. J’ai cherché à réunir les différentes tendances anarchistes, mais sans succès. L’Adunata n’a pas voulu collaborer, même si quelques personnes de ce groupe nous ont donné un coup de main à titre individuel. Carlo Tresca a dans un premier temps collaboré, mais assez rapidement il s’est retiré, et le journal a cessé ses parutions peu de temps après.
Je devrais aussi rappeler que je suis allé en Espagne pendant la guerre civile : j’y suis resté cinq mois où j’écrivais deux articles par semaine pour Cultura Proletaria de New York. En Espagne, j’ai été emprisonné et c’est Emma Goldman qui est allée au Consulat américain pour me faire libérer.

Enfin, j’ai écrit différents textes pour le théâtre, publiés en Italie après la seconde guerre mondiale sous mon vrai nom, Enrico Arrigoni.

Au cours des vingt dernières années, je me suis engagé auprès du Libertarian Book Club de New-York, en tant que seul individualiste du groupe. J’ai toujours été un anarchiste individualiste. Nous, nous croyons aux organisations temporaires, avec des fins spécifiques ; une fois les buts atteints, ces organisations se dissolvent. Nous n’acceptons pas les organisations permanentes, parce qu’elles tendent à devenir autoritaires malgré les bonnes intentions de ceux qui en font partie. Mais nous ne sommes pas contre tous les types d’organisation : Stirner aussi croyait en une Union des Égoïstes. Ce n’est pas seulement la question organisationnelle qui nous sépare des communistes anarchistes. Nous avons aussi une idée différente de la liberté. Pour nous la liberté est le bien le plus grand, et avec la liberté nous ne faisons pas de compromis. C’est pour cela que nous repoussons toutes les institutions qui ont une trace minimale d’autoritarisme. De toute façon, chaque anarchiste doit suivre au mieux la tendance qui s’adapte à sa psychologie. Et donc je ne suis pas contre les communistes anarchistes. Et je n’ai aucune intention de les convertir ! L’anarchisme individualiste n’est pas mieux que le communisme anarchiste. Tout dépend du caractère, de la psychologie. L’anarchisme individualiste me convient bien, mais il ne va pas pour d’autres. Au cours des années, ma conception de l’anarchisme n’a pas beaucoup changé. Santillán par contre, pour ne citer que lui, a réussi à repousser la révolution, tout comme nous individualistes. Nous, nous mettons l’accent sur l’éducation. Certains d’entre nous ont participé à la révolution, dans l’illusion qu’on puisse en tirer quelque chose de mieux. Mais avec la révolution violente on n’ouvre pas le chemin vers l’anarchie. Les révolutions sont intrinsèquement autoritaires. En outre, dans les pays les plus avancés, comme les États-Unis, on dispose de beaucoup de moyens de propagande pacifique, et nous n’avons pas besoin de révolution. Si je devais choisir, je préférerais toujours le capitalisme au communisme, parce qu’avec le capitalisme je peux au moins écrire, parler, faire des réunions, fonder des coopératives et ainsi de suite. Quand je vois que les anarchistes se mettent d’accord avec les communistes, cela me déplaît, parce qu’ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. Sur le journal Controcorrente j’ai engagé une campagne pour éviter tout rapport ou contact avec les communistes. Je suis un individualiste par nature.

Parmi les auteurs anarchistes, c’est Stirner qui m’a le plus influencé. Les autres (comme Armand par exemple) n’ont pas développé de nouvelles idées, ils sont eux-aussi stirnériens. En réalité on ne peut pas aller au-delà de Stirner, parce qu’il a repoussé toute forme d’autorité. Il a été le seul anarchiste capable de démasquer chaque manifestation d’autorité, qu’elle soit institutionnelle ou conceptuelle… État, religion, devoir, honneur, patrie : toute la tradition présumée sacrée. Pour Stirner, ce sont toutes des images vides. Ce fut le seul à n’avoir fait aucun compromis d’aucun type, le seul qui a imaginé un individu complet, un individu qui réalise sa pleine personnalité et qui atteint une liberté totale. Cela dit, je peux très bien vivre au milieu des anarchistes des autres tendances, même si probablement je suis le seul individualiste qui reste aujourd’hui parmi les anarchistes italiens.

En février 1984, le Libertarian Book Club de New-York a fêté le 90ème anniversaire de Brand ; il mourut deux ans plus tard le 7 décembre 1986.