Renzo Novatore

jeudi 20 septembre 2018
par  Rep

Le 29 novembre 1922, dans une fusillade avec les carabiniers du roi, l’anarchiste individualiste Abele Ricieri Ferrari, plus connu sous le nom de Renzo Novatore, était tué à Teglia dans la province de Gênes. C’était un jeune iconoclaste du temps des protestations contre la persécution de Francisco Ferrer, antimilitariste et pédagogue libertaire condamné à mort à l’époque de la Première Guerre mondiale. Un peu brigand et voleur, assaillant de poudrière pendant le Biennio Rosso1, poseur de bombes contre les fascistes et leurs locaux, Renzo Novatore ne s’est jamais résigné, pour reprendre ses paroles, « à un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve ».

1 En français « Les deux années rouges »(1919 - 1920) : nom donné à la période de l’histoire de l’Italie qui suit la Première Guerre mondiale et pendant laquelle se produisirent, surtout en Italie du Nord, des mobilisations paysannes, des manifestations ouvrières, des occupations de terrains et d’usines suivies parfois de tentatives d’autogestion. L’agitation s’étendit jusqu’aux zones rurales de la plaine du Pô avec des piquets de grève, des grèves et des affrontements violents.

Novatore est l’auteur de nombreux articles dans la presse libertaire italienne : Cronaca Libertaria, Il Libertaro, Iconoclasta !, Gli Scamiciati, Nichilismo, Pagine Libere. Il a publié le magazine "Vertice". Deux brochures de ses articles ont été publiées en 1924 : Al Disopra dell’Arco" et "Verso il Nulla Creatore". Le texte qui suit est un article paru dans le mensuel Nichilismo, Anno I, n. 4, du 21 mai 1920.

I

Je suis individualiste parce que je suis anarchiste, et je suis anarchiste parce que je suis nihiliste. Mais le nihilisme, je le pratique à ma manière…
Ça ne m’intéresse pas de savoir s’il est originaire du nord ou oriental, ni s’il a ou n’a pas une tradition historique, politique, pratique ou théorique, philosophique, spirituelle ou intellectuelle. Je m’assume comme nihiliste seulement parce que je sais que nihilisme signifie négation ! Négation de toute société, de tout culte, de toute règle et de toute religion. Mais je ne convoite pas le Nirvana comme je n’aspire pas au pessimisme désespéré et impuissant de Schopenhauer, qui est quelque chose de pire que le reniement violent de la vie. Mon pessimisme est enthousiaste et dionysiaque comme les flammes qui brûlent mon exubérance vitale, et se moque de tout emprisonnement théorétique, scientifique et moral. Et si je me définis comme un anarchiste individualiste, iconoclaste et nihiliste, c’est justement parce que je crois que dans ces paroles il y a l’expression de mon individualisme volontaire et désordonné, qui, comme un torrent qui déborde, veut se répandre de manière impétueuse envahissant les digues et les haies, jusqu’à ce que, heurtant un rocher de granit, il explose et se disperse. Moi, je ne renie pas la vie. Je la sublime et je la chante.

II

Celui qui renie la vie parce qu’il croit qu’elle n’est que Malheur et Douleur et ne trouve pas en lui-même le courage héroïque de se supprimer est – pour moi – un poseur grotesque, un impuissant ; de même c’est une personne pitoyablement inférieure celle qui croit que l’arbre saint du bonheur est une plante tordue sur laquelle tous les singes pourront grimper dans un avenir plus ou moins proche, et qu’alors les ténèbres du Mal seront mises en fuite par les éclairs phosphorescents du vrai Bien…

III

La vie – pour moi - n’est ni un bien ni un mal, ni une théorie ni une idée. La vie est une réalité, et la réalité de la vie c’est la guerre. Pour celui qui est né guerrier la vie est une source de joie, pour les autres elle n’est que source d’humiliation et de douleur. Je ne demande plus à la vie la joie insouciante. Elle ne pourrait pas me la donner et je ne saurais plus qu’en faire maintenant que l’adolescence est passée...
Je lui demande au contraire la joie perverse des batailles qui me procurent les frissons douloureux des défaites et les frissons voluptueux des victoires. Vaincu dans la boue ou victorieux sous le soleil, moi je chante la vie et je l’aime ! Pour mon âme rebelle, il n’y a de paix que dans la guerre, de même, pour mon esprit vagabond et négateur, il n’y a pas de plus grand bonheur que dans l’affirmation sans préjugés de ma capacité à vivre et à jubiler.
Chacune de mes défaites me sert seulement de prélude symphonique à une nouvelle victoire.

IV

A partir du jour où je vins au monde – par une combinaison de hasards qu’il ne m’importe pas d’approfondir maintenant – j’apportai avec moi mon Bien et mon Mal.
Ce qui signifie : ma joie et ma douleur au tout commencement. L’une et l’autre ont évolué avec moi sur le chemin du temps. Plus intense était la joie que j’éprouvai, plus profonde j’ai voulu la douleur. Mais l’un ne peut pas être supprimé sans la suppression de l’autre. Aujourd’hui, j’ai déverrouillé la porte du mystère et j’ai résolu l’énigme du Sphinx. La joie et la douleur sont les deux seuls composants liquoreux de la boisson héroïque avec laquelle allègrement on s’enivre dans la vie. Parce qu’il n’est pas vrai que la vie est un désert sordide et effrayant là où ne germe plus aucune fleur ni ne mûrit aucun fruit vermeil. Et même la plus grande de toutes les douleurs, celle qui pousse le puissant vers l’effondrement conscient et tragique de sa propre individualité, n’est qu’une vigoureuse manifestation de l’art et de la beauté. Et, pour la plupart, la douleur elle même rentre dans le courant universel de la pensée humaine avec les éclairs foudroyants du crime qui délivre et emporte chaque réalité figée du monde pour s’élever vers l’ultime flamme idéale et se disperser dans le sempiternel feu de la nouveauté.

V

La révolte de l’homme libre contre la douleur n’est que le désir intime passionnel d’une joie plus intense et plus grande. Mais la joie la plus grande ne se révèle à l’homme que dans le miroir de la douleur la plus profonde, pour après fusionner avec cette dernière dans une étreinte monstrueuse et barbare. Et c’est de cette étreinte énorme et féconde que provient le sourire éclatant et supérieur du courageux, qui à travers la lutte chante l’hymne le plus éclatant à la vie.
Hymne tissé de mépris et de raillerie, de volonté et de puissance. Hymne qui vibre et palpite à travers la lumière du soleil qui irradie les tombes ; hymne qui réanime le néant et le remplit de sons.

VI

Plus que l’esprit de servitude de Socrate qui accepte stoïquement la mort et l’esprit libre de Diogène qui accepte cyniquement la vie, se dresse l’arc triomphal sur lequel danse le sacrilège, déchiqueteur des nouveaux fantasmes, le destructeur radical de tous les mondes moraux. C’est l’homme libre qui danse en haut à travers les phosphorescences magnifiques du soleil.
Et quand s’élèvent les gigantesques nuages gonflés des abysses marécageux, obscures ténèbres nous bouchant la vue de la lumière et nous entravant le chemin, l’homme libre ouvre le passage à coups de Browning ou arrête leur déplacement avec le feu de son esprit ou de sa fantaisie dominatrice, leur imposant de se soumettre comme d’humbles esclaves à ses pieds.
Mais seul celui qui connaît et pratique les fureurs iconoclastes de la destruction peut posséder la joie née de la liberté, de cette unique liberté fécondée par la douleur. Moi, je me dresse contre la réalité du monde extérieur pour le triomphe de la réalité de mon monde intérieur.
Je nie la société pour le triomphe de mon intérêt. Je nie la stabilité de toutes les règles, de toutes les coutumes, de toutes les morales, par l’affirmation de tout instinct volontaire, de toute sentimentalité libre, de toute passion et de toute fantaisie. Je me moque de tous les droits et les devoirs pour chanter le libre arbitre.
Je bafoue l’avenir pour souffrir et jouir dans le présent du bien et du mal qui me concerne. L’humanité, je la méprise parce qu’elle n’est pas mon humanité. Je hais les tyrans et je déteste les esclaves. Je ne veux pas et je n’accorde pas de solidarité parce que je crois que c’est une nouvelle chaîne, et parce que je cois, avec Ibsen, que l’homme très seul est un homme plus fort.
Tout ceci représente mon Nihilisme. La vie, pour moi, n’est qu’une poésie héroïque de joie et de perversité écrite par des mains sanglantes de douleur et de mal, ou un rêve tragique d’art et de beauté !

[Nichilismo, Anno I, n. 4, 21 mai 1920]

Traduit de l’italien par rep