Murray Bookchin : Qu’est-ce que l’écologie sociale ?

jeudi 17 janvier 2019
par  Gia

L’œuvre de Murray Bookchin ((1921-2006) a donné lieu à de nombreuses controverses. Sa conception du municipalisme libertaire (voir notre article dans le numéro 16 de l’Éclat) a eu une influence non négligeable sur le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) et sur l’organisation sociale du Rojava. On lui doit aussi une définition de l’écologie sociale dont nous chercherons ici à résumer les principes.

1 Comment définir l’écologie sociale ?

Le terme écologie a été forgé par le biologiste Ernst Haeckel (1834-1919) qui le définit comme désignant la « science des relations des organismes avec le monde environnant, c’est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d’existence. »
Aujourd’hui, le terme est tellement galvaudé qu’il peut signifier tout et son contraire. L’écologie sociale se démarque à la fois de l’écologie profonde (la deep ecology américaine) et du technocratisme écologique. La première constitue une sorte « d’épidémie spirituelle anti-rationaliste » (Qu’est-ce que l’écologie sociale ? p.9) qui prône le retour à une nature assimilée à l’interaction mystique de forces naturelles. Ce courant passéiste a fortement inspiré certaines formes d’éco-fascisme. Le technocratisme écologique, quant à lui, développe le mythe selon lequel la science et la technique pourraient résoudre tous les problèmes écologiques à condition de mettre en place une plus grande centralisation de l’État. Entre ces deux tendances, on peut égrener la longue liste des tartufferies écologiques qui sévissent aujourd’hui : capitalisme vert, habillage éco-citoyen des politiques néo-libérales, réduction des problèmes écologiques à la responsabilité individuelle…

L’écologie sociale, au contraire, s’inscrit d’emblée dans une démarche critique et révolutionnaire : notre rapport à la nature est le reflet des relations hiérarchiques qui structurent nos sociétés. Par conséquent, on ne peut protéger la nature sans travailler conjointement à l’émancipation sociale : « une société écologique doit être non hiérarchique, sans classes, si l’on veut éliminer l’idée même d’une domination de la nature. » (p.8). Bookchin précise que pour penser une telle société on ne peut faire l’économie d’un retour aux fondements de la pensée anarchiste, notamment telle s’exprime chez Kropotkine, Malatesta ou Berneri.

Pour autant, l’écologie sociale ne peut être identifiée à une simple doctrine politique. Elle ne désigne pas une organisation ou un parti. Elle se veut une science que Bookchin définit de façon problématique : peut-on élaborer « une discipline scientifique qui admette l’indiscipline du rêve, de l’imagination, de l’inventivité ? Qui puisse embrasser les problèmes soulevés par les crises que connaît notre temps, dans la société et dans l’environnement ? Qui soit capable d’associer critique et reconstruction, théorie et pratique, vision créatrice et technique ? » (p.19)

L’écologie sociale ainsi conçue présente donc un double aspect :

- théorique : comment construire un « humanisme écologique » incarnant une nouvelle rationalité, une nouvelle conception de la science et de la technologie ?

- pratique : comment éradiquer toutes les hiérarchies (et pas uniquement la division en classes, la domination ne se réduisant pas à la domination économique) ?

2 Dimension théorique de l’écologie sociale

Qu’est-ce que la nature ?

Notre époque est prisonnière de ce que Bookchin nomme une vision « environnementaliste » de la nature. Celle-ci est réduite à un milieu passif qui doit être traité de façon à rendre le meilleur service à l’utilisateur humain. Elle n’est ainsi qu’une réserve de ressources naturelles et de matières premières que l’on doit ménager. L’environnementalisme relève d’une conception mécaniste et instrumentale de la nature et « ne remet pas en cause le postulat fondamental de la société actuelle, à savoir que la nature doit être dominée par l’homme. » (p.21). Nous serions ainsi, comme l’exprimait Descartes au XVIIème siècle « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la Méthode).

A l’inverse, on voit se développer des conceptions qui font de la nature une entité existant par elle même, une Nature qui se présenterait comme un « écran panoramique à regarder passivement » (p. 10), comme si nous étions totalement extérieurs à cette réalité.

Pour Bookchin, la nature doit être conçue une totalité dynamique. Elle est « l’ensemble de l’évolution, l’évolution dans sa totalité » (p. 10). On peut rapprocher cette définition de celle que propose Bakounine dans ses Considérations philosophiques sur le fantôme divin, le monde réel et l’homme : la nature est « la somme des transformations réelles des choses qui se produisent incessamment en son sein (...) la combinaison universelle, naturelle et réelle, mais nullement prédéterminée, ni préconçue ni prévue, de cette infinité d’actions et de réactions particulières que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres. » (Voir notre article dans le numéro 14 de l’Éclat). Dès lors, comment penser la place de l’humain dans la nature ?

Critique de l’anthropomorphisme

La conception dominatrice de la nature qui prévaut dans les sociétés actuelles se fonde sur une vison anthropomorphique des phénomènes naturels. Cette vision se manifeste notamment dans la projection, sur le monde animal, de catégories hiérarchiques issues de notre modèle social. Celles-ci permettraient de « conférer aux phénomènes naturels ordre et intelligibilité. » (p.31). Au XVIIème siècle, Spinoza avait déjà montré comment l’idée d’un ordre de la nature n’était qu’un préjugé fondé sur l’anthropomorphisme (Appendice à la première partie de l’Éthique). Bookchin précise cette critique en insistant sur l’action déformatrice des concepts hiérarchiques qui structurent nos mentalités. C’est ainsi qu’il est fréquent de se représenter une ruche comme une société soumise à une division du travail, avec sa reine et ses ouvrières. Or, cette représentation hiérarchique n’a aucun sens : la ruche ne vise que la reproduction de l’espèce et n’a aucune fonction économique. De même, nombre de travaux sur l’étude du comportement animal souffrent de cette déformation idéologique qui consiste à se représenter les relations entre animaux sur le modèle des relations de pouvoir existant dans les sociétés humaines hiérarchisées. Tout ceci « témoigne bien plus de la subtile projection de valeurs humaines historiquement déterminées que de l’objectivité scientifique que l’éthologie se plaît à revendiquer. » (p.35). Pour échapper à cette illusion anthropomorphique, il s’agit de penser la place de l’humain dans la nature.

La place de l’humain dans la nature

Contre la tradition dualiste qui situait l’humain au-dessus de la nature, Spinoza affirmait déjà que l’homme n’est pas « un empire dans un empire » (l’Éthique). L’écologie sociale s’attache à préciser la place que nous occupons dans le monde naturel. Nous faisons partie de la nature, mais l’espèce humaine se distingue des autres par sa capacité de penser conceptuellement et de communiquer de façon symbolique. Elle ne peut être réduite à une espèce zoologique car elle est composée « d’êtres sociaux qui vivent dans des créations institutionnelles complexes » (p.11). Si l’on veut penser le passage de la nature à la culture, il faut éviter deux écueils. Le premier consisterait en un réductionnisme grossier qui plaquerait les écosystèmes naturels sur les structures sociales. La sociobiologie, qui soumet la société à la nature, en est l’illustration la plus parlante. A l’inverse, on aurait tort, comme le fait la sociologie, de considérer que le société est totalement autonome vis-à-vis de la nature.

Il s’agit au contraire de penser la nature comme condition de l’émergence et du développement de la société : « c’est l’interaction de la nature et de l’humanité qui aboutit à l’actualisation de leurs potentialités communes à l’intérieur des sphères naturelles et sociales » (p. 41). Plus concrètement, « des structures naturelles très spécifiques – des écosystèmes très spécifiques- constituent le fondement de structures sociales très spécifiques » (p. 40-41).

Quelle connaissance de la nature ?

Si l’on tient compte de la spécificité de notre espèce dans la nature, on ne doit plus chercher à connaître cette dernière de l’extérieur, mais de l’intérieur « sans qu’il s’agisse d’abandonner l’analyse au profit du mysticisme ou la dialectique au profit de l’intuition. »(p. 50).

Une connaissance objective de la nature n’est possible que si l’on évacue les concepts hiérarchiques issus de nos structures sociales. C’est la spontanéité aveugle qui agit dans la nature. La poussée de l’évolution a été dans le sens d’une diversité croissante qui a permis l’apparition de formes de vie complexes. La nature se présente donc comme « une dynamique de l’unité dans la diversité » (p. 25). La nature doit être pensée comme totalité, non une totalité totalitaire caractérisée par l’homogénéisation et la standardisation, mais comme « des niveaux d’actualisation variables, le déploiement des multiples particularités potentielles. » (p. 38). Il serait illusoire de penser que la science serait capable de maîtriser les interactions qui constituent la diversité biologique. Il existe donc un « postulat écologique de base : la nécessité de laisser à la nature une grande marge de spontanéité. » (p. 27).
Cette approche théorique de la nature s’accompagne de conséquences pratiques concrètes : il ne s’agit pas de « maîtriser la nature »( ce qui serait illusoire), mais de « travailler avec la nature » en favorisant « la variété biotique résultant du développement spontané des phénomènes naturels. » (p.27).

Une écologie libératrice

L’écologie (même si les écologistes scientifiques n’en ont pas conscience) peut fournir des arguments en faveur d’une vision non hiérarchique des rapports sociaux. C’est en cela qu’elle joue un rôle libérateur. Il s’agit donc de transposer à la société le caractère non hiérarchique des écosystèmes naturels. L’écologie sociale remet en cause la notion de hiérarchie comme principe ordonnateur aussi bien dans la nature que dans la société. Non seulement celle-ci n’est pas nécessaire, mais elle « menace aujourd’hui l’existence de la vie sociale. » (p. 47).

3 Dimension pratique de l’écologie sociale

La spontanéité

En écologie sociale, comme en écologie naturelle, la spontanéité « est fonction de la diversité et de la complexité. » (p.44). De même que la complexité de la nature rend dérisoire la prétention humaine à la contrôler, la complexité de l’histoire rend vaine la prétention à la souveraineté humaine. En effet, « si la nature est aveugle, la société l’est aussi dans la présomption de se connaître elle-même complètement, que ce soit sous la forme des sciences humaines, de la théorie sociale, de l’analyse des systèmes. » (p. 44).

C’est donc la spontanéité, « l’impulsion et l’auto-détermination populaires » (p. 45) qui sont à l’œuvre dans tout changement social. L’intervention d’avant-gardes qui prétendent diriger le mouvement conduit nécessairement à leur échec. La Révolution Russe en est l’exemple le plus révélateur : « les chefs dont les volontés supplantent les mouvements spontanés du peuple se révèlent en général les pires ennemis du changement social et, notamment de la révolution sociale. » (p.45).

Construire une société débarrassée de toute forme de rapports hiérarchiques ne peut se faire que par une démarche d’auto-organisation, libérée de toute division entre des chefs éclairés et une base exécutante.

La science et la technique

L’écologie sociale vise un bouleversement total des nos relations à la nature et à la société. Si l’on veut échapper à « une apocalypse qui mettrait un terme au bail de l’humanité sur la planète » (p. 16), il n’y a pas d’autre issue que de mettre en œuvre des changements révolutionnaires qui s’appuieraient sur l’entraide et sur des technologies nouvelles. Il ne s’agit pas de prôner un retour au passé et de rejeter la science et la technologie. L’aliénation, la concurrence, la déshumanisation produites pas la technologie ne doivent pas masquer ce qu’il y a en elle de récupérable. Il s’agit donc d’identifier les technologies qui permettraient d’éviter de poursuivre la pollution de la terre.

L’agriculture

Alors que l’agriculture industrielle appauvrit la diversité, il est nécessaire d’ajuster les pratiques agricoles, les zones urbaines et les technologies avec les conditions naturelles d’une région et de ses écosystèmes de façon à parvenir à un nouvel équilibre. Une décentralisation de l’agriculture « permettrait de cultiver la terre comme s’il s’agissait d’un jardin dont une faune et une flore diversifiées maintiendrait l’équilibre. » (p.51)

La ville et la campagne

La division internationale du travail, uniformisé selon les critères de la grande industrie a transformé « des continents entiers en d’immenses usines fumantes et les villes en supermarchés où tout n’est que tape-à-l’œil et matières plastiques. (...) Dans cet univers urbain de masse, l’expérience humaine elle-même devient grossière et élémentaire. » (p.52). Pour reconstruire une expérience humaine riche en diversité, il faut décentraliser les villes sous la forme de communautés de taille moyenne qui permettraient d’établir un nouvel équilibre entre la ville et la campagne.

Les rapports sociaux

Il est nécessaire de « créer une nouvelle sphère publique. » (p.52). Pour cela, la taille des communautés doit permettre l’exercice de la démocratie directe de sorte que la vie soit contrôlable par tous. De même nous devons créer de nouveaux styles de travail rendant « le labeur humain créatif et ludique. » (p.52).

Ces rapports sociaux feront émerger ce que Bookchin nomme une nouvelle sensibilité écologique. Il s’agit de développer une conscience et une sensibilité qui vont au-delà de ce que l’on entend habituellement par ces mots : elle implique « une perception vive des liens qui unissent les choses et une vision créatrice du possible… Cette conscience et cette sensibilité nouvelles ne peuvent pas être uniquement poétiques ; elles doivent aussi être scientifiques. De fait, à un certain niveau de notre conscience, celle-ci ne peut plus être ni poésie, ni science, mais, allant au-delà de l’une et de l’autre vers un nouveau domaine de la théorie et de la pratique, elle doit inventer l’art de nourrir rêve et raison, logique et imagination, vision créatrice et technique. » (p. 18).

L’écologie sociale refuse de se soumettre à un réalisme qui ne verrait d’autre horizon que l’état de choses existant : « nous ne pouvons plus nous permettre de négliger la pensée utopique. » (p.53).


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