Michel Bakounine : Considérations philosophiques sur le fantôme divin, le monde réel et l’homme.
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Ce texte, inachevé comme beaucoup d’autres œuvres de Bakounine, fut écrit au cours de l’hiver 1870-1871. La Commune de Lyon, à laquelle Bakounine a participé, vient d’échouer. Celle de Paris n’a pas encore vu le jour et les Considérations semblent constituer une parenthèse dans la vie de l’auteur. On peut y voir, comme le fait Jean-Christophe Angaut dans son introduction pour l’édition Entremonde, un retour provisoire à la philosophie, abandonnée en 1842 au profit de l’action révolutionnaire.
Le texte est touffu, visiblement écrit dans l’urgence et agrémenté de nombreuses digressions. On peut néanmoins en tirer des propositions qui permettent de stimuler notre réflexion et de mieux saisir les enjeux d’une critique libertaire de l’aliénation religieuse.
1 Les fondements philosophiques d’une critique de la religion.
Un matérialisme intégral.
Bakounine s’inscrit d’emblée dans la lignée de la philosophie matérialiste : tout est matière. La matière ne saurait être conçue comme une substance, un absolu métaphysique, mais toujours de manière concrète : « elle n’existe et ne peut exister toujours et partout que sous une forme beaucoup plus concrète, comme matière plus ou moins diversifiée et déterminée. » (p. 15). On ne peut pas non plus la réduire à l’inanimé, comme le font les spiritualistes. La matière, « c’est l’ensemble réel de tout ce qui est, de toutes les choses réellement existantes, y compris les sensations, l’esprit et la volonté des animaux et des hommes. » (p.83). Nulle place, donc pour les fantômes métaphysiques : les différentes manifestations du sentiment, de la volonté et de l’esprit ne sont que « des fonctionnements tout à fait matériels de la matière organisée et vivante, dans le corps de l’animal en général et surtout dans celui de l’animal humain en particulier. » (p.15).
L’immanence de la nature.
La première conséquence de ce matérialisme intégral est évidente : rien n’existe hors de la nature. Si tout est matière, l’idée même d’un pur esprit transcendant, extérieur au monde réel, qui aurait créé l’univers ne trouve plus aucun fondement. Que faut-il entendre par « nature » ? C’est « la somme des transformations réelles des choses qui se produisent incessamment en son sein... la combinaison universelle, naturelle et réelle, mais nullement prédéterminée, ni préconçue ni prévue, de cette infinité d’actions et de réactions particulières que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres. » (p.13) Autrement dit, c’est la totalité : rien n’existe hors de ce tout.
Cette nature, si elle est une, peut être envisagée selon deux aspects : en tant qu’elle se produit, en tant qu’elle est produite. L’univers (identique à la nature) est son propre produit : « chaque point agissant sur le tout (voilà l’univers produit), et le tout agissant sur chaque point (voilà l’univers producteur ou créateur). » (p.14). Même si la référence n’est pas explicite, il semble que Bakounine s’inspire ici de la distinction établie par Spinoza entre nature naturante et nature naturée.
Les lois de la nature.
La nature ( ou l’univers, ou encore la totalité) n’est donc pas une substance, un absolu, pas plus que la matière ou que l’esprit. Elle est déterminée par l’ensemble des lois qui la constituent. Mais il serait erroné de croire que la nature obéit à des lois. Celles-ci n’existent que dans l’esprit humain : « elles ne se manifestent sous cette forme idéale ou abstraite de lois que pour l’intelligence humaine, lorsque, reproduites par notre cerveau, sur la base d’observations plus ou moins exactes des choses, des phénomènes et de la succession des faits, elles prennent cette forme d’idées humaines quasi spontanées. » (p.19). Nous appelons « lois de la nature » les régularités que nous constatons dans la succession et l’interaction des phénomènes. Notre connaissance de ces lois, fondée sur l’observation et le raisonnement, ne peut être que partielle et imparfaite.
Absurdité de l’idée de Dieu.
Si la nature (ou l’univers) est à elle-même sa propre cause, si elle ne répond à aucune finalité, si rien n’existe hors de la nature, les idées ne sont que des abstractions (parfois utiles, produites par notre cerveau) l’idée selon laquelle il existerait un pur esprit qui aurait créé le monde par un acte arbitraire de sa volonté ne peut être qu’absurde et délirante : « c’est l’absolu créant l’univers, le pur esprit créant la matière, un non-sens. » (p.85).
2 L’humain dans la nature.
Animalité/humanité.
Les religions, et surtout les religions monothéistes, ont toujours accordé un statut ambigu à l’espèce humaine. D’une part l’humanité serait au-dessus de l’animalité, douée d’une âme et privilégiée par Dieu. D’autre part, notre espèce serait capable de faire le mal et mériterait les châtiments envoyés par Dieu. Dans les deux cas, l’humain serait radicalement distinct de l’animal.
Bakounine rejette cette conception. D’un point de vue évolutionniste, non seulement l’espèce humaine est d’origine animale mais il n’existe qu’une différence de degré et non de nature entre les différentes espèces. Intelligence et volonté ne constituent pas des caractéristiques spécifiquement humaines tombées du ciel. Ces facultés sont le produit de notre organisation physique et existent à différents degrés dans d’autres espèces : « entre ces facultés animales et les facultés correspondantes de l’homme, il n’y a qu’une différence quantitative, une différence de degré. » (p.30).
Les facultés animales de l’humain, du fait de son organisation cérébrale, lui permettent de généraliser à partir de cas particuliers, de produire des concepts abstraits, d’inventer des mots pour exprimer ses idées. Mais en aucun cas elles ne font de lui un « empire dans un empire , selon la fameuse formule de Spinoza.
Volonté et responsabilité.
Parmi les facultés soit disant spécifiquement humaines, l’une d’entre elles est particulièrement prisée par les théologiens, métaphysiciens et autres moralistes : la volonté. Seule notre espèce serait capable d’une volonté réellement libre. Cette faculté, don divin, ferait que nous serions doués de libre arbitre et, par là-même, responsables de nos actes et donc punissables.
Bakounine commence par établir la nature matérielle de la volonté qui, comme toutes nos facultés, n’est qu’une fonction d’un organe matériel : le cerveau. Mais il va plus loin : il montre que la volonté existe, à des degrés différents dans certaines espèces. De ce fait, on ne peut pas opposer, comme le font les religions, responsabilité humaine/irresponsabilité animale : « la responsabilité relative existe certainement à tous les degrés de la vie animale. » (p.30). Si nous sommes responsables de ce que nous avons voulu et si la faculté de vouloir est déterminée par des causes physiques, la responsabilité ne peut être que relative. Relative dans certaines espèces animales (sinon, pourquoi punirait-on un chien que l’on veut dresser ?). Mais relative aussi dans l’espèce humaine : « suis-je coupable si la nature m’a doué d’une capacité de vouloir inférieure ? » (p. 32). Certes, comme toute autre faculté, la volonté peut-être développée par ce que Bakounine nomme une « gymnastique ». Mais cela ne suffit pas pour instaurer une responsabilité absolue : « l’homme n’est nullement responsable ni du degré des capacités intellectuelles et morales qu’il a apportées en naissant ni du genre d’éducation bonne ou mauvaise que ces facultés ont reçu. » (p.33)
En effet, « la volonté, aussi bien que l’intelligence, n’est donc pas une étincelle mystique, immortelle et divine, tombée miraculeusement du ciel sur la terre, pour animer des morceaux de chair, des cadavres. C’est le produit de la chair organisée et vivante, le produit de l’organisme animal. » (p.31). Concevoir la volonté comme une faculté matérielle relative permet de couper l’herbe sous le pied aux morales contraignantes qui présupposent un libre arbitre et une responsabilité absolus de l’espèce humaine.
Deux conceptions de la morale.
On peut en effet distinguer deux conceptions de la morale.
D’une part, les morales transcendantes associées aux croyances religieuses prétendent s’imposer de façon absolue aux humains. Elles se fondent sur deux principes : le Bien et le Mal seraient définis par un être transcendant (Dieu) ; l’homme, doué de libre arbitre, serait responsable et punissable. D’autre part, une morale de l’immanence, qui pose les critères éthiques comme des valeurs relatives et non absolues. Dans les Considérations, Bakounine esquisse quelques principes qu’il serait intéressant d’approfondir :
Le Bien et le Mal ne sont que des valeurs relatives : « Tout ce qui est conforme aux besoins de l’homme et aux conditions de son développement et de sa pleine existence… c’est le BIEN. Tout ce qui leur est contraire, c’est le MAL. » (p. 37). Ce premier principe semble s’inspirer de l’utilitarisme de John Stuart Mill (1806 – 1873).
Mais si, selon la formule de Protagoras, l’homme est la mesure de toutes choses, il ne s’agit pas pour autant de poser les fondements d’une morale anthropocentrée : l’animal humain n’est pas au-dessus de l’animalité. « Le respect de tous les individus humains est la loi suprême de l’humanité, comme leur amour et, autant qu’il se peut, l’amour de tous les autres êtres vivants. » (p. 109).
3 Les origines de la croyance religieuse.
On voit donc que Dieu est un concept absurde, un pur fantôme : « Il n’est point de Dieu, et son existence est absolument impossible, parce qu’elle est incompatible, au point de vue moral, avec l’immanence, ou, pour parler plus clairement encore, avec l’existence même de la justice, et, au point de vue matériel, avec l’immanence ou l’existence de lois naturelles ou d’un ordre quelconque dans le monde, incompatible avec l’existence même du monde. » (p.77).
Comment l’humanité a-t-elle pu inventer une telle absurdité ? Bakounine identifie trois mécanismes à l’origine de l’illusion religieuse.
Une crainte animale.
La nature, conçue comme totalité de ce qui existe et des causes qui interagissent, se manifeste comme une toute-puissance et produit chez les êtres vivants un sentiment de dépendance absolue envers ce tout qui les englobe. « Cette sensation et ce sentiment constituent le fond même de toute religion. » (p.58). Chez les animaux, ce sentiment d’absolue dépendance se traduit par la peur instinctive et panique qui les saisit à l’approche d’une catastrophe naturelle. Mais l’animal humain va plus loin. Du fait de son organisation cérébrale et de la capacité de produire des idées abstraites, il nomme et idéalise l’objet de sa terreur en le divinisant. « On a eu donc raison de dire que l’homme est religieux par nature, il l’est comme tous les autres animaux ; mais lui seul sur cette terre a la conscience de sa religion. » (p. 59). La crainte de Dieu, tant vantée par les théologiens comme étant le début de la sagesse, n’est donc que la manifestation sublimée de notre animalité.
La séparation matière/esprit.
La capacité d’abstraction du cerveau humain, source de connaissances, est aussi source d’erreurs. Le concept de nature revêt un double sens. Il renvoie d’abord à l’univers (ensemble des choses et causes existantes). Mais il désigne aussi la nature extérieure à l’humain, celle qui n’est pas transformée par l’activité humaine. La dissociation de ces deux concepts a conduit à l’illusion spiritualiste, à la séparation de la matière (nature extérieure) et de l’esprit (nature universelle divinisée) :
« L’homme n’a entendu d’abord sous ce mot nature que ce que nous appelons la nature extérieure, y compris son propre corps ; et ce que nous appelons la nature universelle, il l’a appelé Dieu ; dès lors les lois de la nature sont devenues, non des lois inhérentes, mais des manifestations de la volonté divine, des commandements de Dieu, imposés d’en haut tant à la nature qu’à l’homme. Après quoi, l’homme, prenant parti pour ce Dieu créé par lui-même, contre la nature et contre lui-même, s’est déclaré en révolte contre elle et a fondé son propre esclavage politique et social. » (p. 54).
L’aliénation religieuse.
En effet, la religion conduit à l’esclavage. Bakounine reprend à son compte la critique de l’aliénation religieuse énoncée avant lui par Ludwig Feuerbach (1804-1872) dans l’Essence du Christianisme. Ce n’est pas Dieu qui a créé l’espèce humaine à son image, mais cette dernière qui projette dans un ciel imaginaire sa propre image déformée : « toutes les religions, avec leurs dieux et leurs saints, n’ayant jamais été rien que la création de la fantaisie croyante et crédule de l’homme, non encore arrivé à la pleine possession de ses facultés intellectuelles, le ciel religieux n’est autre chose qu’un mirage où l’homme, exalté par l’ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c’est-à-dire divinisée. » (p.55)
Pour faire de Dieu un être parfait, tout-puissant, l’humain doit se dépouiller de toutes ses qualités, s’abaisser et s’humilier. Comme dans des vases communicants, « le ciel s’est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence naturelle, plus le ciel devenait riche, plus l’humanité devenait misérable. Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la maîtresse, la source, la dispensatrice absolue de toutes choses : le monde réel ne fut plus rien. » (p. 55).
De sorte que toute religion, quelle qu’elle soit, est indissociable de la servitude humaine : « qui veut adorer Dieu devra renoncer à sa liberté et à sa dignité d’homme : Dieu est — donc l’homme est esclave. » (p.55).
4 Une définition matérialiste de la liberté humaine.
Si la religion est servitude, sa critique doit permettre de définir les fondements de la liberté humaine. Bakounine reprend ici des arguments qu’il a développés à maintes reprises (voir l’article sur sa critique des contradictions du libéralisme dans le numéro 1 de L’Éclat).
Le libre arbitre de la volonté est une illusion. Nous n’échappons pas au déterminisme de la nature (conçue comme univers, comme totalité). En revanche, nous pouvons tenter de nous émanciper progressivement du joug de la nature extérieure et de nos instincts. Comment l’humain parvient-il à cette émancipation progressive ? « Est-ce par une révolte contre les lois de cette nature universelle qui, embrassant tout ce qui est, constitue aussi sa propre nature ? Au contraire, c’est par la connaissance et par l’observation la plus respectueuse et la plus scrupuleuse de ces lois qu’il parvient, non seulement à s’émanciper successivement du joug de la nature extérieure, mais encore à l’asservir, au moins en partie, à son tour. » (p.52)
La liberté n’est donc pas donnée. Elle se construit progressivement et collectivement : « Tel est donc l’unique sens rationnel de ce mot liberté : c’est la domination sur les choses extérieures, fondée sur l’observation respectueuse des lois de la nature ; c’est l’indépendance vis-à-vis des prétentions et des actes despotiques des hommes ; c’est la science, le travail, la révolte politique, c’est enfin l’organisation à la fois réfléchie et libre du milieu social... » (p.29).
5 Une critique de la science.
On voit donc que la connaissance rationnelle joue un rôle fondamental dans le processus qui rend possible la liberté humaine. Bakounine fait de nombreuses références au positivisme d’Auguste Comte (1798-1857). Cependant, même si Bakounine voit dans la science le seul moyen de tenter d’appréhender le réel de façon imparfaite, il adresse deux critiques majeures à la philosophie positiviste. D’une part, les positivistes se contentent d’affirmer que l’existence de Dieu n’est pas démontrable. Ce faisant, leur agnosticisme s’apparente à un athéisme honteux qui a rendu possible les dérives mystiques dans lesquelles a plongé Comte à la fin de sa vie. Il ne suffit pas d’affirmer que l’existence de Dieu n’est pas scientifiquement vérifiable, il s’agit de montrer « qu’il ne peut y avoir de place pour un animal qui s’appelle l’Absolu. » (p. 81). Par ailleurs, le positivisme est plus qu’une école philosophique : « c’est en même temps une secte à la fois politique et sacerdotale. » (p.75). Il peut conduire à un gouvernement des masses par les savants, dont la tyrannie peut s’avérer aussi criminelle que celle des théologiens.
Au-delà d’une critique du positivisme, somme toute datée, les Considérations proposent une critique de la science qui reste d’actualité. La science n’a affaire qu’à des généralités. Elle produit des abstractions fort utiles, qui ne se confondent pas avec les abstractions théologiques ou métaphysiques. Ces abstractions nous permettent, de façon approximative, de déterminer les lois de la nature. Mais la science est incapable de saisir l’individualité. En cela, elle n’égalera jamais l’art : « La science, ai-je dit, ne peut pas sortir de la sphère des abstractions. Sous ce rapport, elle est infiniment inférieure à l’art, qui, lui aussi, n’a proprement à faire qu’avec des types généraux et des situations générales ; mais qui, par un artifice qui lui est propre, sait les incarner dans des formes qui, pour n’être point vivantes, dans le sens de la vie réelle, n’en provoquent pas moins, dans l’imagination de l’homme, le sentiment de cette vie ; il individualise en quelque sorte les types et les situations qu’il conçoit, et, par les individualités sans chair et sans os, et, comme telles, permanentes, qu’il a seul le pouvoir de créer, il rappelle les individualités réelles et vivantes, qui existent effectivement mais qui passent. » (p. 108-109).
Mais la science ne se réduit pas à une forme de connaissance. C’est une activité sociale, représentée par une catégorie sociale à laquelle il serait dangereux de confier le pouvoir. Les savants n’hésiteraient pas à sacrifier les individus à leurs abstractions : « Formant comme tel une région séparée, représentée séparément par un corps social qui lui serait exclusivement dévolu et qui constituerait au sein de la société une sorte de caste nouvelle, la caste des prêtres de la science, ce monde idéel prendrait vis-à-vis du monde réel la place du Bon Dieu, et lui serait tout aussi funeste que le Bon Dieu. » (p. 112).
Il s’agit donc de remettre la science à sa place : elle est un moyen de connaître le monde, mais il faut en limiter les pouvoirs. « C’est pourquoi il faut dissoudre la science, par l’instruction générale, égale pour tous et pour toutes, dans les masses, afin que les masses cessent d’être les masses et comme telles la matière passive et souffrante des évolutions historiques, et devenant une société vraiment humaine, intelligente, et composée d’individus réellement libres, puissent prendre désormais leurs propres destinées historiques en leurs mains. » (p. 112).
6 Anarchisme et philosophie.
On pourrait, pour terminer, s’interroger sur l’intérêt que présente la réflexion philosophique pour le mouvement anarchiste. L’anarchisme est avant tout une pratique et nous avons raison de nous méfier des spéculations théoriques qui peuvent nous éloigner de la réalité des luttes. Il semble néanmoins qu’il est utile par moments de clarifier les fondements philosophiques de notre action, ne serait-ce que pour éviter de tomber dans les pièges d’un pragmatisme du quotidien qui risque de nous faire perdre de vue la perspective qui est la nôtre : celle de la libération intégrale de l’humanité.