Les groupes communistes de conseils, de Paul Mattick.
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Si Paul Mattick (1904-1981) ne se réclamait pas de l’anarchisme mais d’un marxisme non orthodoxe, l’influence que ses théories ont eue sur le mouvement communiste libertaire et sur ce qu’il est convenu d’appeler l’ultra-gauche est telle que son œuvre prend toute sa place dans cette rubrique. Ouvrier outilleur né à Berlin, Mattick milita au KAPD (Kommunistiche Arbeiterpartei Deutschlands) avant d’émigrer au États Unis, où il rejoindra le syndicat révolutionnaire IWW(International Workers of the World).
Ce texte, écrit en 1939, part d’un constat : le déclin de l’ancien mouvement ouvrier est indéniable. Par ancien mouvement ouvrier, il faut entendre l’ensemble des formes d’organisation qui se sont constituées, depuis le XIX° siècle, au sein de la classe ouvrière. Quant au déclin constaté par Mattick, il s’agit- ni plus ni moins- que de l’intégration de ce mouvement dans l’ordre social capitaliste. En effet, si le mouvement ouvrier a échoué, c’est dans la mesure où il a été incapable de se constituer en une force autonome susceptible de renverser l’ordre social dominant fondé sur l’exploitation et la séparation dirigeantEs/dirigéEs. Comme le souligne Mattick, ce qui y subsiste ( de ce mouvement ouvrier), sous la forme de partis, de syndicats et autres groupements ouvriers, est si complètement intégré à l’ordre établi qu’il est hors d’état d’agir autrement que comme l’instrument de cet ordre social.
Il serait insuffisant d’attribuer la responsabilité de cette situation aux trahisons perpétrées par des renégats (même si elle est indéniable). Les causes en sont plus profondes. La première, indissociable du désir légitime de revendiquer l’amélioration des conditions de travail et l’augmentation des salaires, aboutit à une conséquence inéluctable : l’ancien mouvement ouvrier est voué à stagner quand le capitalisme stagne et à décliner quand il décline. Les organisations syndicales institutionnalisées sont étroitement dépendantes du système capitaliste : négocier le partage du gâteau en période de prospérité et canaliser les travailleurs en période de crise, voilà leur horizon. Si certaines organisations brandissent le spectre de la grève générale, elles se gardent bien de travailler à sa réalisation : leur existence même est indissociable de l’ordre existant : leur fin véritable est désormais de sauvegarder par tous les moyens leur appareil. L’actualité de cette analyse est frappante : lors du dernier grand mouvement social contre la prétendue réforme des retraites, l’intersyndicale ( CGT, CFDT, FSU, UNSA et Solidaires) avait pondu un communiqué réclamant une relance de l’économie par la consommation. Elle montrait ainsi son étroite dépendance à la prospérité capitaliste. De même, lorsque la radicalisation des luttes risquait de mettre en péril l’ordre social, la même intersyndicale (dont l’unité tant vantée a depuis éclaté) s’est efforcée d’épuiser le mouvement en journées d’action visant, entre autres, la seule survie de l’unité syndicale (unité tautologique : être pour être, rassembler pour rassembler et autres sornettes).
La deuxième cause de l’échec de l’ancien mouvement ouvrier a été son incapacité à penser réellement un autre horizon que l’ordre capitaliste : l’abolition du salariat et de l’État. Toutes ses variantes (social-démocrates, bolcheviques, etc.) n’ont visé qu’à construire une autre forme de capitalisme : le « cartel général » abstrait d’Hilferding, l’admiration de Lénine pour le socialisme de guerre allemand et pour l’organisation des services postaux, la manière dont Kautsky proclamait éternelle la théorie de la valeur, des prix et de l’argent...le communisme de guerre de Trostky... le système économique inauguré par Staline, à la base de tout cela, il y a un dénominateur commun : la perpétuation des rapports de production existants. Mattick et les conseillistes ont ainsi été les premiers (avec des anarchistes comme Voline ou Makhno) à dénoncer l’URSS, patrie du socialisme, comme étant une forme de capitalisme d’État, à une époque où le mouvement ouvrier saluait chaque étape franchie par la barbarie comme un pas vers la société nouvelle. Ici encore, l’actualité de la critique est saisissante : dans l’offre politique prétendument anticapitaliste qui s’expose sur les étals du marché électoral, rien ne va au-delà des rodomontades mélenchoïdiennes visant un contrôle du capitalisme par l’État, la théorie keynesienne se donnant comme le summum de la radicalité (voir à ce sujet le Marx et Keynes de Mattick).
Que prônait, concrètement, Mattick ? Selon lui, l’action spontanée des masses mécontentes, et le processus de rébellion appelé à se développer sur cette base, aura pour effet d’engendrer leurs propres organisations, susceptibles de renverser l’édifice social actuel. Si toute lutte spontanée n’est pas d’emblée révolutionnaire, il semble – pour Mattick - n’y avoir d’autre perspective que le dépassement de formes d’organisations intégrées, dans la mesure où il n’y a qu’un pas de la liquidation complète de l’initiative des travailleurs, à l’intérieur d’organisations qui leurs sont propres, à la subordination totale de ces organisations à l’État.
Paul Mattick : Les groupes communistes de conseils, traduction Serge Bricianer, dans Intégration capitaliste et rupture ouvrière (EDI, 1972)