Les écoles hors contrat : pour le meilleur ou pour le pire …

mercredi 13 décembre 2017
par  Gia

En cette rentrée scolaire 2017/2018 s’est ouverte sur la commune de Château Gaillard une école se revendiquant de la pédagogie Montessori. C’est une première sur le bassin de vie d’Ambérieu en Bugey mais elle s’inscrit dans une dynamique globale en plein essor, celle des écoles hors contrat.

En France, selon les manières de compter, il y a entre 750 et un gros millier d’écoles privées hors contrat accueillant entre 50 000 et 62 000 élèves de la maternelle au lycée.

Alors que le nombre de créations variait de quelques unités à moins d’une vingtaine par an, il a augmenté de plus de 30 % en cinq ans : 31 ont été créées en 2011 et 2012, 38 en 2013, 51 en 2014, 67 en 2015, 93 en 2016 (soit une moyenne de près d’une école tous les trois jours), et ce nombre pourrait doubler en 2017 d’après les prévisions d’ouvertures et les souhaits des promoteurs d’écoles « indépendantes ».

CertainEs pourraient penser que cela est une conséquence de la suppression massive de postes – près de 80 000 – dans l’Éducation nationale sous le quinquennat de Sarkozy, avec l’aggravation des conditions de travail des élèves qui s’en est suivie.

Ou alors que cela serait dû aussi à la réforme des rythmes scolaires, qui a entraîné cafouillages et inégalités dans le système scolaire public sous le quinquennat de Hollande. Mais si cela a manifestement provoqué un départ d’élèves vers le privé, cela n’explique pas le choix du privé hors contrat.

On pourrait en rester au fait que ces écoles hors contrat sont un phénomène marginal sans importance, les effectifs d’élèves concernés ne représentant que quelque 0,5 % des 12,5 millions d’élèves scolariséEs en France.

Même si des initiatives intéressantes, n’ayant pu se développer dans le public, se créent aussi dans les marges, cet engouement pour les écoles hors contrat soulève des enjeux multiples :

- économiques, (pour les ultra-libéraux, comme la Fondation pour l’école, qui défendent le chèque éducation) ;

- politiques, (pour les ennemis du service public et de son idéologie "égalitariste") ;

- sociaux, (par exemple dans les écoles néocoloniales Espérance banlieues) ;

- pédagogiques, (l’enseignement réactionnaire ou élitiste, y côtoie les démarches individualistes ou communautaristes) ;

- sectaires, parce que des dérives ont été constatées dans certaines écoles ;

Ceci interpelle, sur la vision à long terme de la cohésion sociétale.

Un cadre légal facilitateur

Il est facile pour toutE françaisE ou ressortissantE d’un État membre de la Communauté européenne âgé/e de 21 ans (école primaire) ou 25 ans (collège et lycée) et titulaire du baccalauréat d’ouvrir et diriger un établissement privé sans autre formalité qu’une déclaration aux autorités locales (maire, préfet, Dasen ou recteur, procureur).

Les seules possibilités d’opposition à l’ouverture pour les maires et l’État concernent l’hygiène des locaux et les bonnes mœurs. Le contrôle pédagogique ou éducatif est un contrôle à posteriori. Aucune norme n’est non plus imposée en termes d’effectifs d’élèves ou de personnels enseignants, pour lesquels aucune qualification particulière n’est requise en dehors du baccalauréat. Enfin, la possibilité laissée par la loi aux parents de donner à leur enfant une instruction à domicile accroît encore le flou : une famille peut, du jour au lendemain, se transformer en école.

Une remise en cause fondamentale de l’école publique

Les écoles hors contrat qui se créent ces dernières années sont essentiellement motivées par le rejet de l’école publique, et la plupart refusent même d’être liées par contrat avec l’Éducation nationale. Ce qu’elles veulent est précisément une rupture nette avec le modèle même de l’école publique, incluant les écoles sous contrat. Il est significatif de ce point de vue que la plupart des écoles catholiques hors contrat qui se créent ne demandent pas la reconnaissance de l’évêque, par peur d’un « alignement sur l’enseignement catholique sous contrat ».

Il y a là une suite de la campagne de dénigrement de l’enseignement public menée depuis des années aussi bien par les réactionnaires de droite que par les anti-pédagogues de gauche, ceux qu’on peut appeler les réac-publicains.

Et les déclarations de certains politiques sur l’état catastrophique qui serait celui de l’école n’arrangent rien. De Fillon déclarant lors d’un meeting à Lyon le 22 novembre 2016 que « c’est la démission de l’État devant les syndicats, c’est la dictature d’une caste de pédagogistes prétentieux, et ce sont des réseaux de pouvoir au sein de l’Éducation nationale qui sont responsables de ce désastre. » à Macron affirmant au cours de la campagne présidentielle : « Notre système scolaire est aujourd’hui largement en échec. » ou, pire encore car reprenant une thématique très à droite, « la gauche a pensé que le nivellement par le bas était plus juste. C’est une erreur. »

Mais cette avalanche de créations d’écoles hors contrat est aussi, et surtout, une conséquence directe du renouveau impulsé à cette campagne par les mouvements sociaux nés autour de la « Manif pour tous ». Selon Anne Coffinier, « l’école ne doit pas s’ingérer dans les consciences des enfants ». Réelle ou feinte, cette perte de confiance marque un changement d’optique : l’école publique et son succédané sous contrat étant irréformables, il faut chercher ailleurs la solution.

Une volonté politique

Enfin, ces créations d’écoles privées hors contrat se développent dans un contexte politique très favorable, puisque certains politiques en font la promotion, dans le même temps où ils portent des accusations contre l’enseignement public.

A la fin des années 2000, et après l’arrivée des socialistes au pouvoir et en particulier de Najat Vallaud-Belkacem au ministère de l’Éducation nationale, les choses changent. Ce n’est plus seulement dans le domaine pédagogique que l’école publique est contestée, mais au plan idéologique.

Il n’est plus besoin d’aller chercher les extrêmes-droites qui dénoncent traditionnellement une école « marxisée » en proie aux « socialo-communistes ». C’est la droite qui intervient, et les politiques entrent dans la danse. L’association Sens commun, mouvement politique conservateur créé en 2013 dans la suite de la manif pour tous, et qui a apporté son soutien à Fillon pour l’élection présidentielle de 2017, veut, d’après son programme, « défendre un enseignement qui transmet et rend libre », et à ce titre propose de « respecter le libre choix des parents en ne remettant pas en cause l’enseignement libre, et garantir la liberté pédagogique des établissements hors-contrat. »

François Fillon lui-même rompt lors de la campagne présidentielle avec le compromis gaulliste qui est à la base de la loi Debré de 1959 et que la droite classique avait jusque-là respecté : seuls les établissements qui acceptent de contractualiser avec l’État peuvent recevoir de l’argent public. Fillon au contraire, faisant référence à l’école hors-contrat Espérance banlieues qu’il a visitée, déclare (discours de Besançon, le 9 mars 2017) : « Dans les zones de revitalisation rurale et les zones urbaines sensibles, l’État soutiendra la création d’établissements publics ou privés indépendants et innovants […] L’État ne devra plus s’opposer à cette nouvelle offre éducative issue de la société civile ; il devra leur faciliter la tâche et les aider ».

Plus clairement encore, d’après Les échos, Damien Abad, député Les Républicains de l’Ain et porte-parole de Fillon pendant la campagne, « veut soutenir financièrement les écoles hors contrat (dans les zones sensibles) en utilisant une partie des 65 millions d’euros attribués aux associations d’éducation populaire. »

Sous la variété apparente … des dominantes

Ce qui frappe au premier abord quand on examine les créations récentes d’écoles hors contrat est leur variété : écoles catholiques traditionalistes, écoles musulmanes, écoles « alternatives » se réclamant de Montessori ou, plus rarement, de Steiner, écoles spécifiques pour enfants « dys » ou au contraire « précoces », écoles régionales bilingues, etc. Plus de 8 fois sur dix, ce sont des écoles maternelles ou élémentaires. Il y a aussi les créations d’écoles Espérance banlieues, même si elles ne dépassent pas la dizaine d’établissements aujourd’hui.

D’une manière qui pourrait surprendre, on trouve ainsi côte à côte des associations qui se réclament d’une « école de la transmission » comme Sens commun, SOS éducation ou à fortiori les associations traditionalistes, et d’autres qui veulent au contraire, comme le Printemps de l’éducation, « promouvoir les approches éducatives globales et transdisciplinaires dans lesquelles l’enfant est à la fois enseigné et enseignant » ou, comme les Colibris, pratiquer une « pédagogie de l’autonomie et de la bienveillance ».

Or c’est précisément là, dans ces rapprochements malgré les divergences, qu’est le nœud de la question. Toutes ces associations se réclament d’un « libre choix » des familles et du rejet de l’école publique, et pour cela sont prêtes à mettre de côté leurs divergences, même fondamentales, pour impulser la création d’écoles « indépendantes ». La Fondation pour l’école, qui regroupe des écoles d’obédiences diverses, voire opposées, de Steiner ou Montessori aux catholiques traditionalistes en passant par les tenants de méthodes alternatives diverses, annonce clairement à propos des réseaux catholiques : « Il faut unir nos forces. Nous sommes tous en relation les uns avec les autres ». Et plus largement, comme l’exprime Antonella Verdiani, la présidente fondatrice du Printemps de l’éducation, « Toutes ces ambitions, très différentes les unes des autres, trouvent dans l’école privée un même cadre de réalisation. »

En outre, cette diversité des approches et des personnes impliquées est surtout apparente. En fait, trois éléments sont récurrents dans la création et le fonctionnement de la plupart de ces nouvelles écoles privées hors contrat, comme en témoignent les liens et références affichés sur les sites Internet. La plupart sont liées d’une façon ou d’une autre à la Fondation pour l’école, principalement en adhérant à la « démarche qualité » de celle-ci. Au plan pédagogique, beaucoup proposent des démarches se réclamant de Maria Montessori. Plusieurs enfin sont en lien avec le mouvement Colibris.

1er élément : La Fondation pour l’école

En février 2004 la diplomate Anne Coffinier fonde l’association Créer son école pour soutenir, notamment par des informations juridiques et pratiques, la création d’écoles indépendantes. Trois ans plus tard, en 2007, elle lance la Fondation pour l’école, dont elle est l’actuelle directrice générale, et crée l’Institut libre de formation des maîtres (ILFM, avec un sigle calqué sur celui des IUFM) pour former les enseignantEs de ces écoles (maternelles et primaires). Dirigé par Marie de Préville, l’ILFM délivre un diplôme de « maître d’école », enregistré depuis 2013 au RNCP (Répertoire National de la Certification Professionnelle) et qui certifie l’aptitude de son titulaire à enseigner en maternelle et au primaire. Les enseignantEs du second degré sont forméEs par l’École professorale de Paris, établissement privé créé en 2016 sous l’égide de la Fondation Lettres et Sciences (qui est une des fondations abritées par la Fondation pour l’école) avec des universitaires comme Laurent Lafforgue ou Chantal Delsol, et dirigé par le philosophe Philippe Nemo.

« Facilitatrice d’initiatives éducatives, la Fondation pour l’école soutient, finance et accompagne la création et le développement d’écoles indépendantes » (comprendre : d’écoles privées hors contrat). D’après Le Canard enchaîné, en 2014, 72 écoles auraient ainsi reçu un total de 2,3 millions d’euros. De plus, devenue fondation abritante en 2011, elle abrite également onze autres fondations, dont la médiatique Espérance banlieues (Éric Mestrallet, le fondateur et président ‘d’Espérance banlieues’ est également vice-président de la Fondation pour l’école).

En outre, dès mars 2008, alors que Darcos était ministre de l’Éducation, la fondation a été reconnue d’utilité publique, ce qui lui permet d’offrir à ses donateurs des réductions d’impôt. Elle a enfin piloté la création d’un label qualité, intitulé GABRIEL (Guide pour l’Acquisition de Bonnes pratiques et Référentiel Interne aux Écoles Libres), qui s’inspire du label de référence ISO 9000 et qu’elle accorde aux écoles hors contrat demandeuses qu’elle sélectionne. Un Label « second degré » et un Label
« Montessori » devraient voir le jour en 2018.

L’objectif est double explique Coffinier, il faut :

a) « Repartir des finalités de l’école, qui ont été radicalement modifiées depuis le plan Langevin-Wallon de 1945. Depuis cette époque, des objectifs politiques et même révolutionnaires ont été assignés à l’Éducation : il s’agissait de faire la révolution par l’école, de changer la société en changeant les enfants. Non contents d’avoir jeté Dieu en dehors de l’espace scolaire, les dirigeants du système éducatif ont fait entrer la politique dans l’enceinte de l’école. »

b) « La Fondation pour l’école travaille au renouveau de l’école en France », et « en soutenant, le développement d’écoles indépendantes libres de leurs méthodes, de leur recrutement et de leur organisation et comptables de leurs résultats, elle stimule la réforme du système éducatif dans son ensemble, dans un souci d’efficacité et de justice. ». La directrice générale explique encore, dans un entretien pour Le Point : « Le but de la Fondation pour l’école est de contribuer à l’amélioration du système éducatif français dans son ensemble en le stimulant par le développement d’un secteur éducatif libre. Le développement d’établissements indépendants ou hors contrat n’est pas pour nous une fin en soi mais, selon nous, le meilleur moyen de stimuler la réforme du système éducatif dans son ensemble, car l’Éducation nationale a montré son incapacité à le faire par elle-même. Nous voulons démontrer par les faits que des écoles authentiquement libres peuvent rendre à la société un service de bien meilleure qualité et à plus bas coût que les écoles publiques actuelles. »

2ème élément : Maria Montessori  

Médecin catholique italienne du début du vingtième siècle, elle a élaboré une méthode pédagogique fondée sur l’idée que l’enfant porte naturellement en lui toutes les potentialités, et qu’il suffit de les laisser se développer, l’approche par les sens étant primordiale. « Le plus important est de ne pas interférer. La plante ne pourra en effet fleurir si une main impatiente vient en détruire les bourgeons. Nous devons regarder attentivement cette plante, lui donner les conditions optimales de croissance, la protéger du froid et des mauvais temps, mais nous devons surtout avoir la patience de la voir croître en son temps et selon son propre chemin. Cependant la vision de cette pédagogie répandue actuellement, qui tend à considérer Montessori comme une sorte de Freinet féminin visant l’émancipation par la joie d’apprendre, occulte tout un aspect des fondements idéologiques sur lesquels elle repose, et qui amenait le très conservateur pape Pie X à la saluer comme une « œuvre de régénération de l’enfance ». L’ensemble est en effet baigné de religiosité catholique. Les « énergies naturelles » de l’enfant, que les éducateurs doivent « protéger » sont pour Maria Montessori « inscrites dans leur âme par la main guidante de Dieu ». S’il faut les protéger, c’est aussi pour « amener le monde à Dieu ». Et aider à les développer est aussi un moyen pour les pédagogues mêmes de se rapprocher du divin, comme elle l’explique dans son livre La sainte Messe expliquée aux enfants : « Nous sommes tenus d’aider les enfants en leur enseignant ce qu’ils ont besoin de savoir sur la religion, mais nous ne devrions pas oublier qu’ils peuvent nous aider aussi : ils nous montrent le chemin vers le royaume de Dieu ».

Sa doctrine pédagogique est actuellement portée par l’Association internationale Montessori, et en France par sa branche française, l’Association Montessori de France qui, à travers la signature de la Charte des établissements Montessori de France (une centaine actuellement), a notamment pour charge de « fédérer ces établissements et garantir la qualité pédagogique » et de « soutenir les projets d’ouverture de nouveaux établissements ». Mais autour de la « marque » Montessori se sont développées une quantité d’associations et d’entreprises qui vendent les matériels pédagogiques Montessori spécifiques (boites à odeurs, lettres rugueuses, cloches musicales, coussins sensoriels, ou simplement estampillés Montessori : hochets, matériels d’emboîtement, boites de couleurs, abaques, jetons…) à travers une publicité et une médiatisation savamment développées, via Internet notamment. La pédagogie Montessori connaît actuellement un engouement public important, qui amène de nombreux parents à s’orienter vers les écoles privées adeptes de sa méthode ou à investir eux-mêmes dans le matériel. C’est ce qui explique qu’elle serve de « produit d’appel » à beaucoup de celles et ceux que leur détestation de l’école publique et laïque conduit à multiplier les écoles privées hors contrat.

3ème élément : Les Colibris

Le Mouvement Colibris, initialement Mouvement pour la Terre et l’Humanisme, est une association loi 1901 créée par et autour de Pierre Rabhi, agriculteur bio partisan de la permaculture (méthode globale visant à concevoir des systèmes sociaux inspirés de l’écologie et de la tradition) ainsi que de l’agro-écologie et de la décroissance, « au service de la Terre-Mère ». Les objectifs du mouvement sont « d’inspirer, relier et soutenir tous ceux qui participent à construire un nouveau projet de société ». L’association promeut des « relais locaux Colibris » qui développent des actions pour « transformer la société à leur échelle (jardins partagés, cantines bio, monnaies locales, écoles alternatives…) ».

Si certains aspects de cette mouvance : visée écologique, partage, initiative laissée à des collectifs locaux (approche bottom-up), peuvent être jugés positifs, d’autres, plus idéologiques, conduisent, surtout au niveau local ou sur Internet, à une analyse toute différente.

Dans le domaine éducatif, il est question dans ses publications d’ « écoles innovantes », et on se félicite ici d’un « beau projet d’école participative et solidaire », là de la création d’une « école de l’autonomie des enfants » dans un « lieu dédié à l’épanouissement de l’être humain et de la vie ». On découvre sur le site une interview filmée de Philippe Meirieu. Qui ne serait séduit par de telles présentations ?
Mais d’autres éléments rompent le charme. Quand le mouvement Colibris explique « pourquoi la diversité éducative doit être encouragée », cela ne signifie pas pour eux essayer de changer l’école publique en y diversifiant les pratiques, mais développer des écoles hors contrat, et également présenter très favorablement le home schooling (instruction dans la famille) comme le unschooling (non-scolarisation). Bref, tout sauf l’école publique ou sous contrat d’association.

Au plan pédagogique, le mouvement Colibris évoque toutes les pédagogies « alternatives », Montessori en particulier. Il fait aussi la promotion des écoles Waldorf-Steiner, ce qui a ému la Miviludes (1). « Dans ce vaste mouvement qui s’organise sur la Toile, la Mission a constaté que certains acteurs forts s’inspirent directement de l’idéologie New Age. […] Ainsi observe-t-on des sites pro-instruction à domicile de diverses orientations politiques, qui jouent sur les angoisses des parents pour promouvoir l’école à la maison, la création d’écoles alternatives, etc. Ils renvoient à d’autres sites “ressources”, auxquels cette campagne de dénigrement profite, par exemple on relève la forte présence sur la Toile de l’association “Le printemps de l’éducation”, laquelle est en partie liée au mouvement alternatif des Colibris. Or, dans ce vaste champ de sites qui s’entre-répondent autour de la même thématique et d’un imaginaire commun, se trouvent référencées des pratiques éducatives défavorablement connues de la Miviludes (la page Facebook du Printemps de l’éducation fait de la publicité pour la pédagogie Steiner, ainsi que pour des techniques qui, à l’instar de ce qui se passe pour la formation professionnelle, sont issues des psychologies alternatives New Age et sont loin d’offrir toutes les garanties de sérieux). »

Parmi les phénomènes inquiétants, on peut noter aussi que le mouvement Colibris va encore plus loin en diffusant notamment une vidéo intitulée « Faut-il encore instruire les enfants ? » où Sophie Rabhi, la fille de Pierre et créatrice de ‘La Ferme des enfants’, explique que « La nature sait bien mieux que tous les ouvrages de pédagogie réunis ce qui est bon et juste pour l’enfant », que l’instruction obligatoire est « un malentendu » et que, avec l’aide des neurosciences, « nous avons pris conscience de la maltraitance de cette exigence […] maltraitance pour la liberté de l’enfant et son développement cognitif ».

Quelques matériaux pour une synthèse

Si on laisse de côté les établissements religieux intégristes, anciens et désormais très minoritaires (une soixantaine d’écoles se réclamant de la Fraternité saint Pie X), et les traditionalistes (une cinquantaine, liés à l’abbaye du Barroux, aux dominicaines du Saint-Esprit ou encore à l’Opus Dei, une double constante idéologique rassemble ces mouvements par ailleurs divers, voire sur certains points opposés.

D’une part, l’école publique est déclarée « en crise », allant « mal », et ce serait un système centralisé qui ne répond plus aux aspirations des parents à la souplesse et à la prise en compte individuelle de leur enfant. Le principe même de l’Éducation nationale est remis en cause : « Une offre scolaire à prétention monopolistique comme l’est l’Éducation nationale est incontestablement l’apanage des États totalitaires et de nombre de dictatures. » déclare Coffinier. Cet antiétatisme affiché est un des éléments qui expliquent l’attrait pour ces écoles hors contrat d’un certain nombre d’« alternatifs » en recherche d’une vie « libre ».

D’autre part, l’école publique, imposant ses objectifs et ses méthodes, nuirait au développement des enfants, que ce soit parce qu’elle est politisée (Fondation pour l’école), contraignante et pas « naturelle » (Colibris) ou pas assez « bienveillante » (Montessori). Il faudrait donc des écoles « libres de leurs méthodes », seules capables de développer une pédagogie qui respecte le développement spontané de chaque enfant, « pédagogie de la bienveillance » (Montessori) ou « immersion dans un environnement qui est riche » (Colibris). « Les enfants sont uniques dans leurs talents comme dans leurs aspirations. Pour qu’ils déploient leurs potentialités, il faut diversifier l’offre scolaire. Et donc créer - aux côtés des écoles publiques et privées existantes - des écoles indépendantes aux approches éducatives et pédagogiques différentes » (Fondation pour l’école). Cette « unicité de talents » est la version soft de la vieille doctrine de l’inégalité naturelle qui s’exprime ailleurs plus crûment : « Au nom de l’égalitarisme ambiant, et du refus d’admettre l’existence de différences d’aptitudes entre les enfants (c’est-à-dire en fait du refus de l’idée de nature), l’école est priée de traiter tous les élèves de la même manière, sans prendre en compte leur niveau et leurs besoins réels. »

Un des aspects les plus visibles de cette floraison d’écoles privées hors contrat est ainsi la dislocation progressive de la primauté du service public d’éducation. A fortiori, il y a là une négation de la notion de carte scolaire, et partant de mixité sociale (qui explique aussi l’attrait pour le « chèque éducation » de certaines de ces organisations, notamment Créer son école). Pédagogiquement, l’accent mis sur le caractère « unique » de chaque enfant et la nécessité de lui adapter la démarche pédagogique va à l’encontre de toutes les pédagogies du collectif, du mutuel. Enfin, entre les écoles religieuses, les écoles New Age et les entreprises commerciales ou sectaires, la laïcité est également mise en cause. Et d’une manière générale, la logique entrepreneuriale et l’individualisme qui président à ces créations d’écoles « libres » renvoient à une conception néo-libérale des relations humaines, aux antipodes des notions d’égalité et de coopération. On comprend que Freinet soit quasiment absent de leurs préoccupations.

Ce n’est pas cependant, par leur nombre, pour l’instant négligeable, qu’elles sont dangereuses, mais par l’idéologie qu’elles répandent ou contribuent à répandre dans la population, mélange d’individualisme et de communautarisme, d’inégalitarisme volontiers élitiste et d’un naturalisme mâtiné de scientisme : le « meilleur » pour mon enfant, c’est un environnement et un enseignement particuliers (« privés »), adaptés à ses potentialités naturelles telles que les neurosciences les ont confirmées, et au sein desquels il sera seulement en compagnie de ceux et celles qui lui ressemblent (voire tout seul dans le homeschooling ).

Ce qui fait la force de ce mouvement de création d’écoles hors contrat, outre la mainmise d’organisations puissantes et structurées, c’est aussi cette alliance de la carpe et du lapin, cette stratégie du picorage favorisée par le fonctionnement en réseaux via Internet : un peu de Montessori et un peu de « science », un peu de « nature » et un peu de religiosité, un peu d’« innovation » et un peu de tradition …C’est aussi ce qui en fait le danger.

Note :
(1) Miviludes : Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires

Ce texte est tiré de l’analyse d’Alain Chevarin diffusé sur le site : Questions de classe(s)


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