Les deux plumes

jeudi 22 décembre 2016
par  Gia

Derrière la vitrine d’une devanture, la plume d’or et la plume d’acier attendaient qu’on les achète. La plume d’or reposait, indolente, dans un étui somptueux qui augmentait son charme. La plume d’acier se tenait avec modestie au fond d’une boîte en carton. Les passants, pauvres ou riches, vieux ou jeunes, passaient et repassaient devant la vitrine en lançant des regards de convoitise sur la plume d’or. Pas un regard pour la plume d’acier. Le soleil brisait ses rayons sur la plume d’or, qui brillait avec des éclats de braise dans son lit de velours. Mais il ne parvenait pas à communiquer ne serait-ce qu’une faible note de beauté à l’obscure plume prolétarienne. En regardant avec pitié sa pauvre sœur, la plume riche dit :

- Pauvre galeuse ! Apprends à te faire admirer.

Habituée aux grandes luttes des vrais idéaux, la plume prolétarienne ne jugea pas bon de répondre à une telle niaiserie.

Encouragée par le silence de l’humble plume, la plume bourgeoise dit :

- Que ne donnerais-tu, crasseuse, pour me ressembler, pour être une plume en or ! Et elle brilla dans son étui comme une étoile dans le ciel satiné.

La plume prolétarienne ne put réprimer un sourire qui, provoquant la colère de la plume bourgeoise, la fit éclater en inepties de ce genre :

- Ton sourire est celui de l’impuissance. Tu me fais pitié. Que ne donnerais-tu pour signer, comme moi, des lettres de change de plusieurs millions de dollars ? J’occupe une place d’honneur dans les écritoires d’acajou et de cèdre. L’élégant écrivain de palais signe ses articles avec moi. Le ministre authentifie, grâce à moi, des documents d’une importance cruciale pour la nation. Le président promulgue ses décrets d’une signature que moi seule peut tracer. La guerre ne peut être déclarée sans qu’une auguste main me prenne entre ses doigts et me fasse fixer sur le papier sa souveraine signature. La paix ne peut être conclue avec des plumes d’acier : elles doivent être d’or. Et le jeune aristocrate trace avec une plume en or les phrases d’amour qu’il adresse à la dame du grand monde.

Même pour une plume d’acier, la patience a ses limites. De sorte que la modeste plume, du fond de sa boîte de carton, haussa sa voix limpide et sincère et, par là-même, grande et belle :

- Entre toutes choses, la plume est grande parce qu’elle permet à la pensée d’un grand cerveau de se libérer de la prison du crâne pour aller secouer d’autres cerveaux qui dorment enfermés dans d’autres crânes. Elle les pousse à donner l’hospitalité, à ouvrir sa porte comme il se doit à celui qui apporte la lumière, l’espoir, la force… Mais toi, plume vaniteuse, tu es le déshonneur de notre espèce. Je briserais ma pointe plutôt que d’accepter de tracer la signature qui doit authentifier un ordre bancaire de milliers de millions de dollars, parce qu’un tel ordre est le résultat d’un pacte conclu entre des bandits. Ma place n’est pas sur l’écritoire d’acajou. Je préfère la table de pin sur laquelle l’écrivain du peuple trace les robustes phrases qui annoncent au monde une ère de liberté et de justice. Je suis la plume de la plèbe et, comme elle, forte et sincère. Le ministre ne me touche pas pour signer des documents qui entérinent l’exploitation et la tyrannie, pas plus que le président ne m’empoigne pour autoriser les lois qui consacrent la servitude et le tourment des humbles. Je n’ordonne pas de guerres criminelles ni ne conclus de paix humiliantes. Mais quand le penseur me touche de ses doigts créateurs, quand le poète et le sage m’effleurent de leurs mains fécondes, quand l’anarchiste me fait inscrire sur de blancs feuillets ses pensées blanches comme l’est la chaste idée, je sens que mes molécules tremblent d’émotion, d’une émotion pure, forte, saine. Et c’est mon plaisir car, quoi que je sois humble, je mets en mouvement le monde du talent, de la sincérité et de l’honneur. Ma force est immense. Mon influence est gigantesque. Quand l’écrivain prolétarien me prend dans sa main, le tyran tremble, le clergé frissonne de peur, le bourgeois pâlit mais la liberté sourit d’un sourire d’aurore, l’opprimé rêve d’un monde meilleur et la main courageuse caresse nerveusement l’arme vengeresse et rédemptrice. Dans ma boîte de carton, je me sens grande et noble. Aussi humble que je sois, je mets en mouvement des peuples, je renverse des trônes, j’ébranle les cathédrales, j’humilie les dieux. Je suis la lumière pour les ténèbres du cerveau. Je suis le clairon qui convoque les humbles à la générale pour les rendre superbes et je sonne le tocsin pour réunir les braves dans la tranchée et convoquer les hommes à la barricade. Tu sers à signer le décret du tyran, moi à signer la proclamation du rebelle. Tu opprimes. Je libère.

Une automobile pétaradante qui s’arrêta face à la boutique empêcha d’entendre le reste du discours sympathique de la plume prolétarienne.

De Regeneración numéro 212, du 13 novembre 1915.