Le soldat.

mardi 10 février 2015
par  Gia

Ricardo Flores Magón, « El soldado »,Regeneración numéro 92 du 10 juin 1912 traduit de l’espagnol par Gia

Le travailleur et le soldat se rencontrèrent sur un chemin.

- Où vas-tu ?demanda le soldat

- A l’usine, répondit le travailleur ; et toi, où vas-tu ?

- Je vais à la caserne ; le village de X... s’est soulevé et nous avons reçu l’ordre d’écraser la rébellion par le sang et par le feu.

- Peux-tu me dire, demanda le travailleur, pourquoi ces gens se sont soulevés ?

- Bien sûr : ils ont refusé de payer les loyers des maisons, les affermages des terres, les impôts au gouvernement et- quand l’autorité s’est présentée pour jeter dehors les locataires, expulser les fermiers et faire payer les impôts- les villageois ont résisté, ont poignardé le juge, le notaire, les ronds de cuir, les gendarmes, le maire et tous les gratte-papier ; ils ont pavoisé l’édifice le plus élevé avec un drapeau rouge portant une inscription en lettres blanches : Terre et Liberté.

Le travailleur s’émut. Il pensait que ceux qui s’étaient rebellés appartenaient à sa classe, celle des pauvres, des déshérités, des prolétaires.

- Et tu vas les combattre ? demanda-t-il au soldat.

- Bien sûr, répondit l’esclave en uniforme. Ces villageois portent atteinte au droit de propriété et le devoir du gouvernement est de veiller aux intérêts des riches .

- Mais tu n’es pas un riche, dit le travailleur ; quel intérêt aurais-tu à tuer ces gens ?

- Je dois faire respecter la loi, répondit sèchement le soldat.

- La loi ? cria le travailleur. La loi qui soutient les privilégiés ! La loi qui pèse pèse lourdement sur ceux d’en bas et garantit la liberté et le bien-être de ceux d’en haut ! Tu es pauvre et, malgré tout, tu soutiens la loi qui écrase ceux de ta classe. Tes parents, tes frères sont pauvres. Ceux qui se sont soulevés à X... sont pauvres et subissent le même sort que toi, tes parents et tes proches ; peut-être même que certains membres de ta famille font partie de ces rebelles !

Le soldat haussa les épaules, cracha sur les mauvaises herbes qui bordaient le chemin, jeta un regard méprisant au travailleur et cria d’un ton hautain :

- La loi est au-dessus de tout cela ! Si mon père la violait, je le tuerais, parce que c’est ce que m’ordonne la loi !

- Bien, dit le travailleur ; pars assassiner la chair de ta chair et le sang de ton sang !

Le travailleur et le soldat continuèrent leur chemin dans des directions opposées : le premier allait travailler pour enrichir les patrons ; le second pour leur assurer la jouissance tranquille de « leurs » richesses.

X...était le théâtre d’une activité, d’une joie et d’un enthousiasme sans limites. Les tristes visages de la veille avaient disparu. Tous les habitants étaient dans la rue pour célébrer l’avènement de la liberté. Un vieillard haranguait la foule :

- Camarades : maintenant, chacun de nous est son propre patron ; célébrons notre victoire ; faisons l’inventaire de tout ce qui se trouve dans le village et aux alentours pour savoir sur quoi nous pouvons compter comme provisions et instruments de travail et ensuite, lorsque nous aurons fêté notre triomphe, acharnons-nous à travailler pour produire des choses utiles à tous, et...

Il ne put terminer sa phrase. Le tir d’une arme à feu se fit entendre et le vieillard, mortellement blessé tomba pour ne plus jamais se relever, face au soleil.

Le soldat avait tué son père...