La société du spectacle de Guy Debord.
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On pourra s’étonner de rencontrer cette référence dans la rubrique Classiques de l’anarchisme. En effet, Guy Debord (1931-1994) n’était pas anarchiste. Fondateur de l’Internationale Lettriste, puis de l’Internationale Situationniste, sa pensée fut nourrie par le marxisme non orthodoxe et influencée par le communisme des conseils. Or ce communisme, pour lequel tout le pouvoir devait appartenir aux conseils ouvriers, prônait la démocratie directe. En cohérence avec ce courant, les situationnistes pensaient que la révolution devait aboutir à l’autogestion généralisée. C’est pourquoi, on peut considérer Debord comme un libertaire, d’autant plus que son œuvre a pu avoir une certaine influence sur le mouvement anarchiste.
La société du spectacle est publiée en 1967. Il est impossible de résumer en quelques lignes une œuvre aussi ardue. On se concentrera ici sur le concept de spectacle.
Il est de bon ton dans certains milieux intellos de citer Debord, surtout quand on ne l’a pas lu. La cuistrerie médiatique propage un contresens courant chez ceux qui se sont contentés de la lecture du titre de l’ouvrage. La société du spectacle serait une critique du monde du spectacle (cinéma, télévision, etc), ce qui relève de l’ignorance la plus totale.
Ce que Debord appelle spectacle est d’une autre dimension. Il désigne un stade de l’aliénation : la séparation achevée. Karl Marx, dans les Manuscrits de 1844 avait analysé l’aliénation du travail. Dire que le travailleur est aliéné, c’est dire que le produit de son activité devient une force étrangère qui se retourne contre lui. Cette aliénation résulte d’un seul fait : le travailleur produit des marchandises. L’aliénation du travail se décline sous trois aspects. Dans l’économie capitaliste, le travailleur est aliéné parce qu’il produit des marchandises, c’est-à-dire des objets qui n’existent pas en tant qu’ils ont une valeur d’usage, mais uniquement en tant qu’ils peuvent être échangés. Ensuite, parce que son activité elle-même, est une marchandise, dans la mesure où la force de travail est une marchandise au même titre que les autres marchandises. Enfin, parce qu’en vendant sa force de travail, il se vend lui-même et est ravalé au rang de simple marchandise. L’aliénation est donc dépossession de sa propre personne. Le spectacle désigne l’achèvement de l’aliénation. D’une part, parce que la société marchande étend son règne sur toute la planète. D’autre part, parce qu’elle n’est plus seulement aliénation du travail, mais aussi aliénation des loisirs. Les loisirs n’échappant pas au règne de la marchandise, c’est tout le temps de l’individu qui est aliéné. Et cette dépossession, qui est d’abord une dépossession du temps est aussi- du même coup- dépossession de la vie. Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. Il n’est rien d’autre que l’économie se développant pour elle-même.
La critique de la société du spectacle est donc la critique d’un société soumise à la dictature de l’économie. Quand l’économie s’empare de toutes les vies, celles-ci sont aliénées : les individus en sont dépossédés. C’est pourquoi la vie, dans la société marchande n’est plus que survie : tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. La critique de la société marchande est indissociablement une critique de la vie quotidienne, de tous les aspects de la soumission de nos existences aux impératifs de la marchandise. Dans ce monde où l’aliénation s’est étendue à la totalité de l’existence, la société marchande peut produire de fausses oppositions. Ces oppositions sont spectaculaires car elles se présentent comme des critiques du système alors qu’elle visent (pas toujours consciemment) à le perpétuer.
C’est ainsi que la société spectaculaire peut mettre en scène de fausses révoltes ou de fausses révolutions. Certains groupes d’extrême gauche, par exemple, reproduisent des modes de fonctionnement hiérarchisés et militent pour une révolution à l’issue de laquelle s’installerait un capitalisme d’État. La critique doit donc être radicale et s’étendre à toutes les illusions, y compris à l’aliénation militante. De ce fait, la révolution ne peut qu’être totale. Ce que les situationnistes entendaient par autogestion généralisée désigne une société libérée de la dictature de l’économie, sans État, où les individus pourraient se réapproprier leur existence. Il ne s’agit pas d’envisager un quelconque pouvoir du prolétariat, mais sa destruction : cette classe est capable d’être la dissolution de toutes les classes en ramenant tout le pouvoir à la forme désaliénante de la démocratie réalisée. Il s’agit donc bien de renverser l’ordre établi (sous toutes ses formes) pour construire une société sans classes. Mais cette révolution ne peut être l’œuvre d’un parti. Elle doit être auto-émancipation de notre époque.