L’origine du monde
par

Eduardo Galeano naît à Montevideo en 1940 et y meurt en 2015. Il fut journaliste, essayiste, poète et dramaturge, inclassable écrivain. Pendant les dictatures, il a été emprisonné, s’est exilé en Argentine puis en Espagne. Et puis il est revenu en 1985. Il a écrit Le livre des étreintes et Les veines ouvertes de l’Amérique Latine dont les titres parlent d’eux-mêmes. On ne peut pas présenter Eduardo Galeano même dans les grandes lignes de sa vie et de son œuvre. Car il n’y a pas de grandes lignes mais des petites, des subtiles, des malicieuses, des qui hameçonnent cœurs et oreilles comme si de rien n’était. Lisez plutôt...
La guerre d’Espagne était finie depuis peu et la croix et l’épée régnaient sur les ruines de la République. L’un des vaincus, un ouvrier anarchiste tout juste sorti de prison, cherchait du travail. Il remuait ciel et terre en vain. Il n’y avait pas de travail pour un rouge. Tous lui adressaient des mines sévères, haussaient les épaules et lui tournaient le dos. Il ne s’entendait avec personne. Personne ne l’écoutait. Le vin était le seul ami qu’il lui restait. Le soir, devant les assiettes vides, il endurait sans mot dire les reproches de son épouse dévote, femme de messe assidue, tandis que son petit garçon lui récitait le catéchisme.
Longtemps après, Josep Verdura, le fils de cet ouvrier maudit, me raconta cette histoire à Barcelone, quand je m’y exilai. Il me la raconta : lui, c’était un enfant désespéré voulant sauver son père de la condamnation éternelle mais il était si athée, si têtu qu’il refusait d’entendre raison.
Mais papa, lui dit Josep en pleurant, si Dieu n’existe pas, qui donc a fait le monde ?
Nigaud, dit l’ouvrier, tête baissée, presque en secret. Nigaud. Le monde c’est nous qui l’avons fait, nous, les maçons.
Eduardo Galeano, El libro de los abrazos
Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Finestra