Entre deux feux

Décembre 2014
jeudi 12 février 2015
par  Gia

Le 15 août 1945, l’armée japonaise, qui occupait l’Indochine depuis 1940, capitule. Les alliés confient le maintien de l’ordre aux troupes japonaises en attendant la reprise en main de l’Indochine par le pouvoir colonial français tandis que les staliniens, à la tête du Viêt Minh, occupent Hanoï le 18 août.

La stratégie du Parti Communiste Indochinois vise à constituer une union nationale patriotique contre le pouvoir colonial. Pour y parvenir, il leur faudra réprimer par tous les moyens les mouvements révolutionnaires qui s’efforcent de mettre en œuvre la révolution sociale. Le Viêt Minh mise sur le retour des Alliés pour négocier l’indépendance du Viêtnam. Il se livre à une propagande patriotarde, affirmant que « les communistes, en tant que militants d’avant- garde de la race, sont disposés à placer les intérêts de la Patrie au-dessus des intérêts de classe » (Au pays de la cloche fêlée p.167).

Le Parti Communiste Indochinois et les révolutionnaires (notamment ceux qui constituent le groupe La Lutte) s’opposent sur tous les plans. Pour les staliniens formés en URSS (les « retour de Moscou »), la direction du parti détient la vérité absolue et se donne le droit de l’imposer par tous les moyens aux masses ignorantes. En 1945, pour le PCI, la priorité est à la lutte pour l’indépendance. Il faut donc s’allier avec la bourgeoisie, avec les notables et avec les franges les plus nationalistes de la population viêtnamienne. Toute référence à la lutte des classes est remisée au profit d’un discours racialiste (la lutte contre la domination blanche). Les révolutionnaires qui ne s’alignent pas sur les positions du parti seront liquidés. C’est ainsi que le stalinien Nguyen van Tao (éphémère commissaire de l’Intérieur du Viêt Minh à Saigon) déclarera : « Seront impitoyablement punis ceux qui auront poussé les paysans à s’emparer des propriétés foncières… Notre gouvernement est un gouvernement démocratique et bourgeois bien que les communistes soient au pouvoir » (Au pays de la cloche fêlée p. 174). Au contraire, les militantes et militants de la lutte cherchent à construire un mouvement prolétarien autonome et veulent aller au-delà de la lutte anti-coloniale. Leurs slogans résument clairement leurs revendications : « La terre aux paysans ! Les usines aux ouvriers ! ». Ou encore : « Tout le pouvoir aux comités du peuple ! ». Ils ont un succès certain dans la région de Saigon. C’est ainsi qu’en août 1945, 30 000 mineurs des Charbonnages de Hon gai-Cam pha constituent des Conseils ouvriers et reprennent en main la production. Ils gèrent les services publics, les transports et instaurent un salaire égal pour tout type de travail (manuel ou intellectuel). Pour lutter contre l’analphabétisme, ils mettent en place des cours où chacunE partage son savoir. Comme le remarque Ngo Van : « ainsi la vie s’est-elle organisée dans cette commune ouvrière, sans chefs, sans flics » (Au pays de la cloche fêlée p.167). D’autres expériences autogestionnaires se multiplient : les ouvriers des ateliers de tramways de Go vap quittent la Confédération Générale du travail Viêt minh (baptisée « Ouvriers du salut national ») et se constituent en milices ouvrières, s’inspirant de la révolution espagnole. Tous ces mouvements seront sauvagement réprimés par les staliniens qui ne reculeront devant aucune atrocité (torture, liquidations massives). Ces événements conduiront à la radicalisation de certains militants de La Lutte. Ils abandonneront le trotskisme pour des positions libertaires. Nguyen van Nam, compagnon de Ngo Van, écrira « les partis dits ouvriers – en particulier ceux de type léniniste- sont des embryons d’État. Face à l’État bourgeois, ces partis préconisent l’anti-pouvoir, le contre-pouvoir. Mais c’est se gargariser de mots pour mieux tromper ; tout pouvoir est coercitif, oppresseur. Une fois au pouvoir, ces partis constituent le noyau de la nouvelle classe exploiteuse qui instaure un nouveau système d’exploitation de l’homme par l’homme. L’État est toujours l’État des exploiteurs. Parler du dépérissement de l’État, c’est mystifier les masses. Pour parvenir au non-État, il faut préconiser le non-pouvoir ; les conseils ouvriers (ou autres travailleurs) pourraient représenter cette forme de non-pouvoir » (cité par Ngo Van : Au pays de la cloche fêlée, p.230).

En septembre 1945, quand le pouvoir colonial français reconquiert le sud du Vietnam, les révolutionnaires seront pris entre deux feux : l’armée française et le Viêt Minh. Ils vivront une situation rappelant celle que vécurent les révolutionnaires espagnols de la CNT, de la FAI et du POUM aux prises avec les fascistes et avec les staliniens. Lors d’un discours prononcé en juin 2004 à la librairie Altaïr à Barcelone, à l’occasion de la traduction en espagnol de son livre Au pays de la cloche fêlée, Ngo Van mettra en évidence les ressemblances entre ces deux situations : « Ce récit parle d’une époque historique du Viêtnam dont les enjeux furent équivalents à ce qui s’est passé en Espagne, et singulièrement à Barcelone : c’était là-bas et ici une lutte révolutionnaire qui refusait farouchement de se laisser enfermer – dans l’antifascisme ici, dans l’anti-colonialisme nationaliste au Vietnam. Cette lutte tendait au renversement total des bases sociales de l’exploitation » (Au pays d’Héloïse, p. 108)

A lire de Ngo Van :
Au pays de la cloche fêlée (Tribulations d’un cochinchinois à l’époque coloniale) -L’insomniaque.

Au pays d’Héloïse -L’insomniaque.