Émile Pouget : Le sabotage
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Emile Pouget, L’action directe, suivi de Le sabotage, Marseille, Le Flibustier, 2009, 11 €.
Actualité du texte.
Le sabotage paraît vers 1910, mais on aurait tort de le réduire à un témoignage historique. Certes, le mouvement syndical d’aujourd’hui n’est plus ce qu’il était du temps où la CGT avait Pouget comme secrétaire confédéral. Lors du congrès de Toulouse, en 1897, celle-ci adopte le sabotage, comme un des moyens d’action du prolétariat, à côté de la grève et du boycottage. On voit mal les organisations syndicales contemporaines, engluées dans le partenariat social responsable, oser prôner cette forme d’action directe. Or, le sabotage a prouvé son efficacité et l’on peut s’inspirer du texte de Pouget pour tenter de l’adapter aux conditions actuelles de la lutte des classes.
Une morale de classe.
Pour admettre le sabotage, le premier obstacle à lever est d’ordre moral. Nous avons été élevés dans le culte du travail : activité salvatrice, rédemptrice, qui donnerait un sens à la vie, opposée à la paresse des parasites et des assistés. Les politicards de tout poil ne cessent d’encenser la valeur travail. Eux-mêmes se présentent comme des travailleurs acharnés, ne comptant pas leurs heures, se livrant corps et âme au labeur. Le respect du travail et de ses outils est encore pour beaucoup un impératif moral indiscutable. Or le travail doit être pensé dans le contexte du système capitaliste : il n’est — dans ce monde marchand — qu’une marchandise parmi d’autres. Il est une activité aliénante qui réduit le travailleur à l’état de marchandise. Si on le désacralise, on peut sans remords adopter le principe premier du sabotage, que Pouget énonce ainsi : « à mauvaise paye, mauvais travail ». La morale de la valeur travail est une morale de classe. Ceux qui se présentent aujourd’hui comme les défenseurs de la France qui se lève tôt, ceux qui prétendent revaloriser le travail, se gardent bien de se livrer aux activités les plus pénibles et les moins lucratives. Le culte du travail, de l’effort, c’est bon pour le prolétariat. Comme l’écrit si bien Pouget : « l’oisiveté n’est vice que chez les pauvres ». On a donc affaire à deux morales : celle des possédants, qui exalte le respect d’un travail dont elle s’accapare les produits, celle des prolétaires qui ramène le travail à sa réalité : une simple marchandise. La médaille du travail, laissons-la à l’ouvrier caniche. Sans scrupules et sans remords : sabotons !
Le sabotage : une des formes de l’action directe.
Le sabotage n’est qu’une des formes possibles de l’action directe. Qu’est-ce que l’action directe ? Elle peut se définir par opposition à la délégation de pouvoir. L’action indirecte consiste à élire des représentant-e-s censé-e-s agir à notre place. Celles et ceux qui croient améliorer leur sort par la voie parlementaire courent au devant d’amères désillusions. L’action directe, c’est au contraire l’action autonome et auto-organisée des prolétaires qui agissent soit pour obtenir la satisfaction de revendications immédiates, soit pour renverser le capitalisme. Les différentes formes de l’action directe visent à construire un rapport de forces en touchant le seul point sensible des possédants : leur porte-monnaie. Cela peut se faire de trois manières : 1. En cessant le travail. La grève reste, pour les travailleuses et les travailleurs, le moyen d’action le plus efficace, pour peu qu’on lui rende son sens premier. Aujourd’hui, les bureaucraties syndicales conçoivent la grève comme un mouvement d’opinion où il s’agit de se compter. Or, le but d’une grève doit être de paralyser l’activité économique afin de faire céder l’État et le patronat. 2. En boycottant. Les travailleuses et les travailleurs (avec ou sans emploi) sont aussi des consommatrices et des consommateurs. Le patronat en tire un double profit : en accaparant le produit de leur travail, en leur vendant des marchandises. Refuser de consommer, appeler à ne pas acheter ces produits, c’est encore un moyen de s’attaquer aux bénéfices des possédants. 3. Le sabotage. Il ne s’agit pas ici de cesser le travail, mais de faire en sorte qu’il ne soit pas rentable pour le patron.
Les principes du sabotage. Le sabotage, c’est un principe sur lequel la CGT était intransigeante, doit nuire au patron et non au consommateur ou à l’usager. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’un acte isolé, mais d’une action menée collectivement. Au sens premier du terme, saboter consiste à travailler à coup de sabot, autrement dit à fournir un travail de mauvaise qualité. Mais le sabotage peut prendre différentes formes qui poursuivent un seul but : viser le patronat à la caisse. Le texte de Pouget foisonne d’exemples concrets permettant de mettre en évidence différentes façons de saboter. Nous n’en retiendrons, en les actualisant, que les formes qui nous semblent praticables aujourd’hui :
1. Le sabotage de l’instrument de production. Il s’agit de détériorer, voire de mettre hors service, l’outil de production afin de causer une perte financière pour le patron. On pourra nous objecter que l’instrument de travail est à respecter, ne serait-ce que parce qu’il nous appartiendra lorsque les moyens de production deviendront propriété collective. Or, d’une part, tant que la production n’aura pas été collectivisée, les instruments appartiennent aux patrons et c’est à leur propriété que l’on s’attaque. D’autre part, lorsque le capitalisme sera renversé, il faudra bien s’interroger sur ce que l’on produit et sur les raisons pour lesquelles on produit. Il faudra bien envisager une décroissance de la production et de la consommation. De ce fait, grand nombre d’instruments de production nécessaires à la reproduction du capital n’auront plus lieu d’être et nous pouvons, dès à présent, les saboter sans remords. Le plus souvent, le sabotage n’a pas à être effectif : la menace suffit à faire entendre raison aux patrons. Cette forme de sabotage n’est pas si désuète qu’on pourrait le croire de prime abord. Songeons aux ouvriers de Sodimatex, qui avaient menacé de faire exploser leur usine de Crépy-en-Valois en avril 2012.
2. Le sabotage de la production. Il s’agit ici de saboter la production en la rendant invendable ou impropre à la consommation, du fait de la mauvaise qualité du travail. Ceci ne nuit en rien au consommateur : seul le patron en pâtit.
3. L’excellence comme source de déficit. Cette forme de sabotage procède à l’inverse de la précédente. La qualité du travail et du produit peut être disproportionnée par rapport au prix de vente et donc menacer les profits du patron. L’exemple le plus simple est celui de la restauration : le cuisinier peut fournir un plat dont les ingrédients coûtent trop cher. On peut à la fois faire le bonheur du consommateur et ruiner son patron : double délice !
4. L’obstruction consiste à appliquer scrupuleusement et méthodiquement toutes les consignes de façon à ralentir, voire à paralyser la production. Cette forme de sabotage, quand elle ne nuit pas au consommateur ou à l’usager, peut être d’une efficacité redoutable. 5. La bouche ouverte. Chez Pouget, cette méthode de sabotage consiste avant tout à rendre publiques toutes les malfaçons dont se rendent coupables les patrons afin d’augmenter leurs bénéfices. Aujourd’hui, alors que toutes les entreprises (privées ou publiques) se livrent une guerre concurrentielle acharnée, la bouche ouverte peut aller plus loin : on peut divulguer systématiquement tous les secrets (procédés de fabrication, stratégies de développement, etc.) auxquels on peut avoir accès.
Et dans les services publics ?
Les services publics constituent un cas particulier, susceptible d’éveiller en nous certains scrupules que nous n’hésiterons pas à rejeter. En effet, les services publics présentent un double aspect. D’une part, Ce terme désigne (de moins en moins) des services gratuitement rendus au public (santé, éducation, culture). De ce point de vue, il serait impensable de les saboter. Mais les services publics étatisés sont aussi des entreprises dans lesquelles un rapport de classes s’établit entre l’État patron et les salarié-e-s, et — dans ce cas — on voit mal au nom de quel principe ces derniers devraient s’interdire de pratiquer le sabotage sans porter atteinte aux intérêts des usagers. C’est ainsi que l’on peut saboter systématiquement toutes les procédures (notamment celles qui sont informatisées) visant à fliquer les personnels ou les usagers. Songeons aux fichiers Base élèves dans l’éducation ou aux moyens de flicage des chômeurs à Pôle Emploi. Les travailleuses et les travailleurs des services publics auraient tort de se priver de ce moyen d’action.