Défendre le service public d’éducation ?
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La défense du service public d’éducation est devenue la tarte à la crème des discours citoyennistes de gauche et des revendications syndicales. Ce service public serait menacé par des dérives libérales qui le mettraient en péril et dénatureraient sa fonction essentiellement égalitaire. C’est en partie vrai. On ne peut nier l’intrusion de plus en plus marquée de l’entreprise dans l’école. Cependant, la défense inconditionnelle du service public se fonde sur un présupposé discutable : celui selon lequel l’école publique serait défendable. Or cette école peut être critiquée selon trois axes : elle est un lieu de reproduction sociale des inégalités ; elle est – intrinsèquement – l’école du capital ; elle est un instrument de dressage idéologique.
L’école : instrument de reproduction des inégalités sociales
Un simple constat empirique permet de faire remarquer que l’école publique, prétendument gratuite, n’offre pas aux élèves les mêmes conditions d’étude. Les écoles sont gérées par les municipalités, les collèges par les départements et les lycées par les régions. Les inégalités économiques entre les territoires font que les conditions d’accueil, les locaux, les matériels mis à disposition des élèves varient fortement selon les communes, les départements ou les régions.
Mais ce constat ne fait qu’effleurer le problème. En effet, c’est dans sa fonction même que l’école est profondément inégalitaire. A l’issue du collège, trois voies sont ouvertes aux élèves : les filières générale, technologique et professionnelle. Or, contrairement à ce que tentent de faire croire les discours officiels, le choix n’est pas totalement libre. Comme le fait remarquer Philippe Geneste (1) « la répartition dans chacune de ces filières correspond bien à la distribution des enfants selon leur origine sociale. Les classes sociales s’affichent, ainsi, à chaque nouvelle enquête sociologique et statistique. La filière générale accueille les enfants destinés à des études devant aboutir à des postes de cadre et de direction, elle est la filière par excellence de la bourgeoisie et de la moyenne bourgeoisie ; les études technologiques préparent à des professions de cadre un peu moins élevé sur l’échelle hiérarchique et à celles des techniciens, elle est la filière par excellence de la moyenne et petite bourgeoisie ; la filière professionnelle prépare les enfants des classes populaires aux professions du bas de l’échelle des qualifications, emplois d’ouvriers, d’employés. » (p. 7). Il y a donc bien, dans le prétendu choix des filières, la mise en œuvre d’un déterminisme social indéniable. Bien entendu, des exceptions existent et certains s’en saisissent pour tenter de démontrer que l’école joue un rôle « d’ascenseur social ». Or cette expression est doublement critiquable. D’une part, on ne peut que constater qu’une petite minorité prend l’ascenseur. La grande majorité tente de gravir péniblement les marches de l’escalier ou reste cantonnée au rez-de-chaussée, voire à la cave. Mais d’autre part, et c’est le plus grave, cette expression entérine l’existence d’une société hiérarchisée, l’école ne la remettant pas en cause, mais visant à ce que chaque élève trouve sa place (et y reste). Philippe Geneste le résume ainsi : « les filières sont bien un dispositif visant à la reproduction de l’inégalité sociale et à la supervision des classes par le système économique et social qui les engendre. (ibid. p. 7).
Le caractère inégalitaire de l’école n’est donc pas dû à une mauvaise politique éducative (qui pourrait être réformée) mais à sa nature même : elle est conçue pour maintenir et sauvegarder ne société hiérarchisée.
Éducation Nationale : école du capital
C’est que l’école reste, fondamentalement, l’école du capital. Et elle l’a toujours été. Les nostalgiques d’une école républicaine à la Jules Ferry oublient un peu vite que le but de cette institution était d’assurer un pouvoir républicain au service de la bourgeoisie. Au début du XXème siècle, les militantEs de la Fédération Unitaire de l’Enseignement ne se trompaient pas sur la nature de l’école laïque : « Les militants de la FUE s’accordent à la critiquer en ce qu’elle contribue au maintien de la société capitaliste, profondément injuste et inégalitaire. Ils décident de boycotter le cinquantenaire de l’école laïque en 1931 organisé conjointement par le gouvernement, la Ligue de l’Enseignement et le SN-CGT »(2).
Sur ce plan, donc, rien de nouveau. En revanche, la mainmise du capital sur l’école se présente de façon plus cynique et décomplexée. C’est ainsi que des « Actions école-entreprise » sont organisées par le MEDEF en partenariat avec le Rectorat de l’Académie de Lyon. Le programme inaugural pour l’année scolaire 2017-2018 se passe (presque) de commentaire. En voici quelques extraits : « Dans une économie rongée par le chômage et en particulier celui des jeunes, il est aujourd’hui vital de renforcer le dialogue entre l’école et l’entreprise, pour faire découvrir l’entreprise aux jeunes et plus largement au système éducatif. Source d’élaboration d’un parcours de formation construit de manière objective et surtout correspondant à des débouchés à tous les niveaux de qualification, la relation école-entreprise est la clé d’une orientation et d’un insertion réussies des jeunes sur le marché du travail. Elle est aussi, pour certains jeunes, la première pierre à l’édifice entrepreneurial et la création d’entreprise, celle qui va susciter des vocations et leur donner un atout supplémentaire pour décider de leur orientation professionnelle. Saisissez cette occasion de partager votre expérience de l’entreprise et de transmettre aux jeunes l’esprit d’entreprendre. » 3. Le partenariat vise donc une double cible : les jeunes (réserve de main d’œuvre) et les personnels de l’éducation qu’il s’agit de convertir aux dogmes entrepreneuriaux. En cela, la nature idéologique de l’école se manifeste ouvertement.
L’école : instrument de dressage idéologique
L’idéologie capitaliste, tétée dès la maternelle au sein de l’école nourricière, prend une forme diffuse. Elle peut, comme dans les programmes de sciences économiques et sociales, se revêtir des oripeaux de la scientificité (le torchon médéfien cité plus haut ne prétend-il pas élaborer « un parcours de formation construit de manière objective » ?) mais elle s’accompagne nécessairement d’un dressage à l’obéissance aveugle. Pour former une jeunesse hiérarchisée, apte à tenir sa place dans le mode de production capitaliste, il faut d’abord lui apprendre à obéir et étouffer en elle toute velléité d’esprit critique.
Bien entendu, cela ne se fait pas ouvertement. C’est au contraire au nom de la formation de la « raison critique » qu’est institué en 2013 l ’enseignement moral et civique (EMC). Il s’adresse aux élèves des écoles, collèges et lycées. L’EMC, sous couvert de favoriser le développement de l’esprit critique, vise au dressage en inculquant les valeurs de la république : « La morale enseignée est une morale civique en ce qu’elle est en lien étroit avec les valeurs de la citoyenneté (connaissance de la République, appropriation de ses valeurs, respect des règles, de l’autre, de ses droits et de ses biens). » (4) Les élèves doivent ingérer comme allant de soi différentes « valeurs » : « Valeurs et institutions : la devise de la République (Liberté, Égalité, Fraternité), Le sens républicain de la nation,etc. » (Programme de l’EMC pour le cycle 3).
Le patriotisme, le culte de l’État, les symboles de la nation sont ressassés de l’école primaire au lycée. Un exemple succulent : le projet Trinôme organisé en partenariat avec le ministère de l’éducation nationale, le ministère de l’agriculture et de l’alimentation ainsi que l’armée de l’air, le musée de l’air et de l’espace, le Panthéon et la fondation Saint Exupéry pour la jeunesse. Il s’adresse aux élèves des collèges à qui l’on demande une production s’inspirant du Petit Prince de St Exupéry. Il s’agit d’imaginer une rencontre « entre le Petit Prince et un militaire (aviateur, marin, soldat...) ou un personnel civil du ministère des armées ». La consigne est claire : « Elle peut explorer différents aspects du rôle d’un militaire (son engagement, le sens de son action dans l’histoire et aujourd’hui) ou des missions confiées au personnel civil des armées, en s’appuyant sur un corpus documentaire varié présenté notamment sur la plateforme d’enseignement de défense Educ@def http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/educadef ainsi que sur le site du musée de l’air et de l’espace http://www.museeairespace.fr »5. Les travaux pourront (« sous réserve de leur qualité ») être exposés au Panthéon ! Voilà de quoi éveiller l’esprit critique de la jeunesse !
Mais ce dressage idéologique vise aussi les personnels enseignants. Parmi les compétences communes exigées de tous les professeurs et personnels d’éducation figure en premier lieu : « Faire partager les valeurs de la République »6. Quant à la liberté pédagogique, on rappelle fréquemment aux professeurs qu’elle ne peut s’exercer que dans le respect de la « commande institutionnelle de la nation ».
Quelles revendications pour l’école ?
On voit bien que l’école publique, pour toutes ces raisons, est indéfendable et la tentation est grande de tenter de construire une école parallèle qui échapperait aux travers de l’institution. Les exemples d’écoles autogérées ne manquent pas et on ne peut nier leur intérêt. Elles posent cependant deux problèmes : du fait même de leur positionnement idéologique, elles ne touchent qu’une minorité d’élèves et laissent la grande majorité entre les mains de l’école publique. De plus, elles restent le plus souvent en marge du système social sans chercher à le combattre. Pour les travailleuses et travailleurs de l’éducation, il nous semble au contraire plus urgent de continuer à se battre, dans et hors l’école, pour renverser à la fois l’ordre social dominant et l’institution qui en est le reflet. L’école n’est pas hors de la société et la lutte des classes la traverse au même titre qu’elle traverse la société toute entière.
1 Philippe Geneste : Le travail de l’école : contribution à une critique prolétarienne de l’éducation (Acratie, 2009)
2 Gaëtan le Porho : Syndicalisme révolutionnaire et éducation émancipatrice (Éditions Noir et Rouge 2016)
3 Site du MEDEF du Rhône : http://www.medeflyonrhone.fr/2017/09/06/engagez-vous-dans-nos-actions-ecole-entreprise/
4 Site ministériel éduscol : http://eduscol.education.fr/cid92403/l-emc-principes-objectifs.html
5 http://www.defense.ac-versailles.fr/spip.php?article122
6 Site ministériel : http://www.education.gouv.fr/cid73215/le-referentiel-de-competences-des-enseignants-au-bo-du-25-juillet-2013.html